Sage Lucrèce

Jean-Pierre Han

31 mai 2014

in Critiques

Lucrèce Borgia de Victor Hugo. Mise en scène de Denis Podalydès. Comédie-Française, jusqu'au 20 juillet. Tél. : 0 825 10 16 80.

Tout est parfait dans cette Lucrèce Borgia de Victor Hugo mise en scène au Français par Denis Podalydès. Scénographie conçue par le sociétaire Éric Ruf qui assure également avec une belle présence le rôle de Don Alphonse d'Este, mari de Lucrèce, costumes somptueux signés Christian Lacroix, masques réalisés par Louis Arène, un autre sociétaire, lumières sombres subtilement réglées par Stéphanie Daniel, tout cela mis au service d'une troupe talentueuse que l'on connaît et apprécie… Tout est parfait, sauf qu'il manque l'essentiel, un souffle, un je ne sais quoi qui élèverait la pièce de Victor Hugo vers des contrées étranges, inquiétantes, sulfureuses. En un mot, il manque de la chair alors qu'il est essentiellement question de cela dans cette pièce ; il manque quelque chose de l'ordre d'une réelle sensualité. Denis Podalydès a tout réglé avec une scrupuleuse maîtrise, cela s'avère insuffisant pour une pièce « monstrueuse », comme sait l'être, comme il l'est souvent, Victor Hugo dans ses œuvres. Denis Podalydès dit s'être imprégné des propos d'Antoine Vitez qui mit en scène ce chef-d'œuvre en 1985 au festival d'Avignon. On ne peut qu'être en accord avec cette démarche, mais que l'on relise cet extrait de note d'Antoine Vitez, Yannis Kokkos et Éloi Recoing qu'il cite lui-même : « Il y a une grande tenue spirituelle de la pièce et ici très précisément un enjeu théologique. L'affreuse mauvaise femme s'illumine soudainement dans un éclair de bonté. Montrer cela : le Mal saisi par le désir du Bien ». C'est peut-être justement tout cela que l'on cherchera en vain dans le spectacle de Denis Podalydès, même si, reconnaissons-le, on s'en approche dans certaines scènes. Reste alors ce qui demeure à l'état d'idée, et ce sur quoi tout le monde s'extasie ou s'accroche pour trouver l'axe de la pensée de son travail : avoir confié le rôle de Lucrèce Borgia à un homme, Guillaume Gallienne qui s'en tire plutôt bien mais avec une sagesse qui finit par agacer, et celui de son fils Gennaro à une jeune femme, Suliane Brahim qui n'est pas loin de gagner son pari et est l'une des satisfactions de cette nouvelle distribution, avec Éric Ruf. Cette inversion des sexes des deux protagonistes principaux, s'il tient la route, n'apporte toutefois pas grand-chose. Les autres comédiens de la distribution, eux, sont confinés dans un registre volontairement convenu comme Gilles David en véritable traître de mélodrame ; quant à Christian Hecq dans le rôle du « méphistophélesque » Gubetta, il en fait, une fois de plus, un peu trop… Dommage, mais comment rendre vraiment justice à cette pièce ? C'est semble-t-il la question que se posent en ce moment plusieurs metteurs en scène, puisque pas moins de quatre versions différentes (Denis Poldalydès donc, Jean-Louis Benoît, Lucie Berelowitsch, David Bobée) ont été récemment présentées ou doivent bientôt l'être.

Jean-Pierre Han