Réussite franco-japonaise (à propos du Featival de Shizuoka au Japon)

Jean-Pierre Han

16 mai 2014

in Chroniques

Pour être relativement discrètes, les relations concernant le théâtre contemporain entre le Japon et la France n'en sont pas moins réelles et fortes. Depuis des années maintenant notre petit monde du théâtre bruit de la rumeur de récits de metteurs en scène partis travailler avec une certaine assiduité (preuve indéniable du bon accueil et des conditions de travail qui leur sont réservés) au pays du Soleil Levant, revenant avec dans leurs bagages des spectacles, plus ou moins réussis, qui finissent ensuite parfois par se couler dans le flot des productions courantes. Sans parler d'Arthur Nauzyciel et de Daniel Jeanneteau, tout deux successivement lauréats de la Villa Médicis hors les murs au Japon, le simple énoncé de quelques autres noms connus de la mise en scène est suffisamment éloquent pour nous interpeller : Éric Vigner, Frédéric Fisbach, Arnaud Meunier, Pascal Rambert… sans parler de notre « monument national », Claude Régy qui s'en est allé fêter ses quatre-vingt dix ans, l'année dernière, répéter avec des acteurs japonais la pièce de Maetelinck, Intérieur, qu'il avait déjà montée en France il y a vingt-cinq ans et dont on attend avec impatience cette nouvelle version programmée au prochain Festival d'Avignon désormais sous la direction Olivier Py… Resterait à affiner cette énumération et savoir pourquoi et dans quelles conditions tous ces gens de théâtre ont pu œuvrer au Japon. Ce qui expliquerait peut-être les raisons pour lesquelles un metteur en scène aussi intransigeant que Claude Régy, a accepté de se rendre au Japon. Peut-être d'ailleurs a-t-il été, dans un premier temps, favorablement renseigné par son ancien scénographe attitré, Daniel Jeanneteau ! Resterait également à jauger la réussite (ou la non-réussite) des productions ainsi conçues…

Il convient de préciser que la majeure partie des artistes cités a été accueillie au SPAC (Shizuoka Performing Arts Center), un lieu quasiment idyllique à flan de colline au pied du Mont Fuji, éloigné de 150 kilomètres de Tokyo, et bien plus encore de Kyoto. C'est au cœur de la nature qu'a été aménagé ce vaste espace entièrement consacré au spectacle vivant ; on y retrouve un magnifique théâtre de plein air, une autre salle fermée, des bâtiments pour les répétitions (l'un d'entre eux, transformable, peut accueillir des spectacles), d'autres pour l'administration, la restauration des artistes invités qui logent dans des petites maisons individuelles éparpillées dans le parc, au milieu de champs de thé, le tout entouré de forêts de bambous… Et pour tout de même faire le lien avec la « petite » ville de Shizuoka (plus de 700 000 habitants tout de même !) le SPAC gère encore là un magnifique théâtre de 400 places… Une sorte d'utopie devenue réalité depuis 1995 avec le désormais légendaire Tadashi Suzuki à sa tête. Depuis 2007, c'est le metteur en scène Satoshi Migayi qui a pris la direction du lieu. Un artiste que l'on est censé connaître en France puisqu'il a déjà été invité il y a une dizaine d'années par Eric Vigner chez lui, au CDDB de Lorient, avec une Médée d'Euripide et qu'encore tout récemment son Mahabharata était proposé au Musée du Quai Branly, hors circuit théâtral traditionnel il est vrai. Du coup aucun programmateur dont la hardiesse en matière de prise de risque est proverbiale ne s'est aventuré à le faire venir dans son théâtre, sauf, le directeur du CDN de Normandie, Jean Lambert-wild. Bien lui en a pris puisque les deux représentations données dans sa salle d'Hérouville, près de Caen, ont fait un véritable triomphe. Les représentations données en plein air fin avril au SPAC n'ont fait que confirmer la qualité du Mahabharata et son côté éminemment populaire. Il ne fait aucun doute que les représentations qui vont être données cet été à la Carrière de Boulbon lors du Festival d'Avignon vont être un triomphe. Ce sera l'exact moment pour les programmateurs de sortir de leur pudique réserve… Ce spectacle qui marrie avec habileté et non sans humour la tradition et la modernité, dans un grand déploiement stylistique qui mêle tous les registres de l'art théâtral (avec une ponctuation musicale importante) ne saurait laisser insensible. L'épopée sanskrite de la mythologie indienne développée en plus de 250 000 vers a été considérablement réduite : elle est restituée par un seul (superbe) récitant, et illustrée par une distribution aussi généreuse (nombreuse) que talentueuse. Cet été les spectateurs de la Carrière de Boulbon ne verront pas le jour se lever comme du temps de Peter Brook, mais ce n'était certes pas la visée du metteur en scène Satoshi Miyagi, plus attaché à dérouler l'épopée comme on déroule un rouleau de papier sur lequel elle aurait été dessinée… Quant à Peter Brook il était quand même présent à Sizuoka par l'intermédiaire de deux films, l'un qui est la restitution de son Mahabharata désormais mythique, l'autre présentant son travail de répétition. Le spectacle de Satoshi Miyagi qui joue avec tous les codes théâtraux est donné dans le cadre du Festival international que le SPAC organise chaque année. Rien de plus normal que son directeur propose, comme c'est la coutume, une de ses créations, même si celle-ci n'est pas toute nouvelle. Comme n'est pas nouveau non plus le Faust I de Goethe mis en scène par l'allemand Nicolas Steemann qui avait déjà été présenté au Festival d'Avignon il y a deux ans, sans forcément plus d'enthousiasme public qu'ici. Le spectacle n'a pas bougé d'un iota et on aura pu constater l'effet du temps, c'est-à-dire le vieillissement des codes de jeu, sur la production… Jerk concocté par Gisèle Vienne et interprété avec virtuosité par Jonathan Capdevielle est loin, lui aussi, d'être une création, encore que dans ce cas de figure on ne peut que se féliciter de le revoir, sachant que la même Gisèle Vienne présentait également, avec Etienne Bideau-Rey, ses Showroomdummies ≠3. Ces deux derniers spectacles étant présentés sous l'égide du très officiel Institut français de Tokyo, célébrant à sa façon le non moins officiel 90e anniversaire du partenariat culturel franco-japonais… Ô mânes de Claudel qui fut ambassadeur au Japon de 1921 à 1927 !

En fin de compte, la véritable création de ce Festival fut, elle aussi, franco-japonaise. On peut même ajouter que la relation artistique entre les deux civilisations, occidentale et asiatique, dans ce cas de figure, fut exemplaire. Elle est le fait de Jean Lambert-wild, dont il faudra bien un jour que l'on finisse par admettre qu'il est un poète de la meilleur encre. Son spectacle Splendeur et lassitude du capitaine Iwatani Izumi est l'exact contrepoint japonais de son Splendeur et lassitude du capitaine Marion Déperrier, une « épopée en deux époques et une rupture », comme l'indique le sous-titre, une épopée composée à la fin des années 1990. Du capitaine Marion Déperrier, lointain parent de l'auteur mort au combat, celui de la guerre de 1914-18, au capitaine Iwatani Izumi, de la France au Japon, le texte est passé au tamis d'une traduction signée Akihito Hirano surveillée avec méticulosité par Jean Lambert-wild qui ne connaît certes pas la langue nippone, mais a contrôlé rythmes et sonorités qui sont les marques essentielles de son écriture, sachant couper çà et là, en un mot adapter son texte à la réalité japonaise. Metteur en scène, il a même été jusqu'à vérifier certains détails apparemment anodins, concernant l'habillement ou les accessoires, d'autres moins anodins comme les codes de jeu du comédien. Dans la scénographie qu'il a lui-même conçue (sorte de haute estrade carrée posée au centre de la scène), il expose le capitaine Iwatani Isumi aux regards des spectateurs qui l'entourent de tous les côtés. Pas de surplomb, descendu de son estrade, de sa scène conçue comme un îlot, Keita Mishima, sait dialoguer ou haranguer les spectateurs ; il les tient dans le creux de sa main, et en fait ce qu'il veut pour les mener là où il entend les mener, passant avec dextérité du jeu dramatique proprement dit à l'interpellation toute en finesse de quelques spectateurs, parvenant même à les faire rythmer, quasiment à les faire chanter, une chanson martiale pour le moins politiquement ambiguë… Seul en scène le « capitaine » Keita Mishima, costume militaire d'époque sur le dos, du moins dans un premier temps, est tout simplement éblouissant de rigueur, d'intensité de jeu, parvenant à introduire au cœur même de l'attitude martiale de celui qui s'en va avec panache au-devant de la mort toute l'ambivalence humaine nécessaire, mariant avec un art consommé sa part de féminité avec son aspect viril. Keita Mishima, on le savait mais il en fait là l'éclatante démonstration, est l'un des grands acteurs de sa génération. Issu de la compagnie du SPAC, il a la chance, ici, d'être mis en scène avec une précision d'horloger par Jean Lambert-wild ; la pièce se donne ainsi comme une véritable partition musicale dans laquelle sont introduites d'autres chansons ironiquement doucereuses. C'est avec « de la tenue, du maintien » comme le répète à l'envi une didascalie énoncée dans le spectacle, que Jean Lambert-wild décrit ainsi l'horreur de la guerre, en Europe ou en Asie. Une dénonciation qui suit des chemins peu usités, mais d'autant plus efficaces. Véritable création de ce Festival Splendeur et lassitude du capitaine Iwatani Izumi en est aussi l'incontestable réussite.

Jean-Pierre Han