Michel Foucault/F71, suite des réjouissances

Jean-Pierre Han

19 janvier 2014

in Critiques

Notre corps utopique d'après Michel Foucault, par le Collectif F71. Théâtre de la Bastille, jusqu'au 22 janvier, puis tournée. Tél. : 01 43 57 42 14

Donner corps et donc vie au mouvement de la pensée de Michel Foucault, telle est la tâche que s'est assigné depuis maintenant dix ans le collectif F71, le bien nommé. Un collectif ? À l'heure où cette dénomination revient à la mode auprès des jeunes équipes, souvent sans véritable contenu, celui-là semble être nécessaire et légitime. Les cinq jeunes femmes qui le composent, Sabrina Baldassara, Stéphanie Farison, Emmanuelle Lafon, Sara Louis et Lucie Nicolas, auxquelles est venue plus récemment se joindre Lucie Valon, travaillent toutes ailleurs, dans d'autres compagnies, dans d'autres spectacles, et ne se retrouvent ensemble au sein de F71 que pour poursuivre leur accompagnement du philosophe. Cela a donné un feuilleton théâtral en trois épisodes, Foucault 71, La Prison puis Qui suis-je maintenant ? écrit à partir de La Vie des hommes infâmes. Qu'elles en soient arrivées à tenter de se saisir du Corps utopique apparaît à la fois comme logique et aussi comme une sorte de pas de côté par rapport au dessin des écrits de Foucault, ne serait-ce que parce ce texte n'a pas été véritablement réalisé pour être forcément publié, mais « dit » à la radio (à France-Culture plus précisément) par l'auteur ; la matière même des mots, leur tracé semblent dès lors plus déliés. Reste que Le Corps utopique demeure fondamental dans l'économie générale de la pensée de Foucault, ne serait-ce que parce qu'il mène à la définition du concept désormais connu et utilisé d'hétérotopie. Et c'est un plaisir que d'entendre Foucault retourner comme un gant le paradoxe émis en début de texte selon lequel « m(s)on corps, c'est le contraire d'une utopie il est le lieu absolu, le petit fragment d'espace dans lequel, au sens strict, je fais corps », pour en arriver à la conclusion, après avoir confessé avoir été « sot de croire que le corps n'est jamais ailleurs , qu'il s'opposait à toute utopie. / Mon corps, en fait, est toujours, ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde ».



Si cet exposé s'intitule Le Corps utopique, c'est bien parce qu'en premier lieu il est question du corps utopique de l'auteur (« mon corps, c'est le lieu sans recours auquel je suis condamné »). F71 déplace et pose clairement la question du « corps utopique » de Foucault à son propre corps. C'est dans l'écart entre l'article défini (le) et l'article possessif (notre) du titre que se situe l'enjeu et le travail théâtral. Et quel travail ! Dès l'entame, si tant est qu'il y en ait une ; les comédiennes sont sur le plateau à l'entrée des spectateurs destinés à être interpellés un peu plus tard, et donc complices… Commence alors une danse échevelée (collaboration de Stéphane Fratti à la chorégraphie), plutôt une sorte de gestuelle échevelée, comme si ces jeunes femmes tentaient, tour à tour, de sortir de leurs corps, de les rendre disponibles à l'utopie… car s' « il y a une chose certaine, c'est que le corps humain est l'acteur principal de toutes les utopies » dit encore Foucault. Il faudra attendre un certain moment, que les opérations de « dépossession » des six comédiennes s'achève pour que surgisse enfin la parole de Foucault, après qu'elles soient sorties d'une boîte, à la fois toilette, cabine de plage, d'enregistrement, etc., un lieu d'où sortiraient et rayonneraient – paraphrasons Foucault – « tous les lieux possibles, réels ou utopiques » ! Cette parole laisse cependant la place à de nombreuses autres, de Dostoievski à Michaux, ou Artaud bien sûr, un beau collage qu'autorise ce lieu « hors de tous les lieux »… « mais c'est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, projeté, toujours transfiguré »… Une parole qui s'autorise aussi du fait que Foucault lui-même, dans son texte, parle de Proust, d'Homère, de Swift. Tout cela dans un espace bien dégagé comme la piste de danse d'un bar (qui se trouve représenté d'ailleurs côté cour)… C'est simplement pétri d'intelligence même si c'est parfois inégal mais avec d'incontestables réussites. C'est surtout réjouissant et drôle (mais oui), la preuve que pour penser il n'est pas nécessaire d'être pisse-froid.

Jean-Pierre Han