Brecht aujourd'hui ?

Jean-Pierre Han

29 décembre 2013

in Critiques

Homme pour homme de Bertolt Brecht. Mise en scène Clément Poirée. Théâtre de la Tempête, à Paris. Du 16 janvier au 16 février à 20 heures. Tél. : 01 43 28 36 36.

Le critique Bernard Dort qui, dans les années 1950, avait, avec Roland Barthes, beaucoup fait pour la découverte de Brecht en France, observait avec circonspection quelques années plus tard, l'efflorescence des représentations de l'auteur allemand sur les scènes françaises. Il se posait alors la question de la « naturalisation » de son théâtre, c'est-à-dire, en un mot de sa perte d'efficacité critique et politique. Et de citer avec gourmandise la phrase assassine de Walter Benjamin parlant de « l'inefficacité flagrante d'un classique »… Que Brecht soit devenu aujourd'hui un classique, c'est une évidence. Qu'il ait perdu son efficacité, est une autre question que l'on peut soulever dans la mesure où un certain nombre de metteurs en scène de la nouvelle génération n'hésite pas à se colleter avec son œuvre. Et pas seulement aux courtes pièces comme La Noce chez les petits bourgeois ou les Lehrstück (pièces didactiques), d'ailleurs pas forcément faciles à mettre en scène, mais carrément aux grandes pièces emblématiques comme la Mère ou la Bonne âme du Se-Tchouan. Il est vrai que ce sont quand même les textes du jeune Brecht qui ont leur préférence, de Baal à Homme pour homme, en passant par Dans la jungle des villes et Tambours dans la nuit. L'occasion est belle aujourd'hui de jauger cet « éternel » retour de Brecht, en observant l'usage qui est fait de ses pièces, étant entendu qu'il n'existe pas de modèle-type de représentation comme on a pu le croire à un moment.

Clément Poirée qui a fait ses gammes de metteur en scène auprès de Philippe Adrien dont il a été maintes fois l'assistant, une référence, présente aujourd'hui Homme pour homme, le quatrième grand opus du dramaturge. Pas tout à fait un hasard si on précise qu'il a déjà monté Dans la jungle des villes en 2009…, ce qui pourrait être un gage de bonne connaissance de l'œuvre dont bénéficierait sa mise en scène d'Homme pour homme créée à Châlons-sur-Saône, à l'Espace des Arts... Pour la petite histoire on remarquera au passage que c'est dans cette même ville que fut présentée jadis (en 1969) une Noce chez les petits bourgeois signée Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil qui fit date… C'est le même Jean Jourdheuil qui écrivit quelques années plus tard un article intitulé "Brecht : par quel bout le prendre ?" ! Clément Poirée, lui, semble savoir par quel bout prendre le Brecht d'Homme pour homme. C'est dans la continuité des tout premiers essais de l'auteur, ceux qu'il écrivit dans la lignée clownesque (une clownerie qui tape fort) de Karl Valentin et de Charlie Chaplin. C'est là après tout une option légitime que le metteur en scène et ses comédiens tentent de tenir tout au long du spectacle. En avant donc pour un développement de la fable qui met en exergue la trajectoire d'un docker, Galy Gay, parti un jour acheter un poisson et qui, pour les besoins de la cause de trois soldats qui ont perdu le quatrième élément de leur section, resté prisonnier dans la pagode qu'ils ont cambriolée, se voient contraints de trouver un remplaçant chargé de répondre présent à l'appel. Et voilà Galy Gay, un homme paisible, métamorphosé en un féroce soldat de l'empire britannique. C'est bien de cela dont il s'agit : de la métamorphose d'un homme que « l'on démonte comme une auto » et que l'on remontera donc en parfait soldat… La pièce est aussi le lieu d'autres métamorphoses selon l'auteur… La démonstration est pour ainsi dire répétée à l'envi. Le sous-titre de la pièce est d'ailleurs très explicite à ce sujet : il est question de « la transformation du porteur Galy Gay dans les baraquements militaires de Kilkoa l'année mille neuf cent vingt cinq ». On remarquera également qu'il est mentionné qu'il s'agit d'une « comédie », aussi bien dans la version de 1926, celle choisie ici, que dans celle de 1938. Clément Poirée ne s'est donc pas fait prier : il joue la comédie quasi burlesque à la Karl Valentin et à la Charlie Chaplin. Le seul problème c'est qu'ayant opté pour ce style de jeu, il ne l'exploite pas totalement et n'en explore pas tous les ressorts. Son Homme pour homme est sur-vitaminé, mais comme le parti pris de mise en scène et de direction d'acteur s'arrête à mi-chemin on a plutôt l'impression d'un perpétuel surjeu de la part des protagonistes, et non pas à ce qui pourrait s'apparenter à un jeu distancié et réellement stylisé… Tout ce petit monde caricaturé à outrance (la veuve Begbick en particulier) évolue dans un monde de… papier kraft ! L'idée était belle, mais là aussi pas totalement exploitée. On en reste à une utilisation très sommaire de ce fameux papier et des rouleaux de carton, là où l'inventivité pouvait prendre son envol sans aucune contrainte. Cela dit, la fable – il faut mettre cela au crédit de Clément Poirée – demeure claire, même si le côté épique de la pièce n'est pas vraiment assumé. Avec Homme pour homme, Brecht, en effet, commence à s'engager sur les chemins du théâtre épique ; il ouvre ainsi la porte à ses grandes réalisations…

Jean-Pierre Han