Un spectacle nécessaire

Jean-Pierre Han

29 novembre 2013

in Critiques

Les Damnés de la terre d'après Frantz Fanon. Mise en scène de Jacques Allaire. Le Tarmac jusquu'au 6 décembre, puis tournée. Tél. : 01 40 31 20 96

On a beau connaître Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, ouvrage à qui la préface de Jean-Paul Sartre a donné un surcroît de légitimité et de notoriété, la représentation qu'en donne Jacques Allaire au Tarmac, en y adjoignant un certain nombre d'autres textes prélevés dans l'œuvre de l'auteur (Peau noire, masques blancs, Pour la révolution africaine…) ne saurait nous laisser indemne. Plus d'un demi-siècle après sa parution en 1961 (juste après la disparition de Fanon à l'âge de 36 ans) Les Damnés de la terre, livre qui s'ouvre tout naturellement avec un chapitre sur la violence et la décolonisation, demeure d'une actualité brûlante. La preuve intangible que les choses n'ont pas forcément beaucoup évolué dans les domaines pointés du doigt dans le livre. Sans doute ont-elles simplement pris une autre coloration, d'autres formes, mais, indéracinable, le mal existe toujours. Entendre, réentendre la voix de Frantz Fanon est aujourd'hui encore, plus que jamais, d'une réelle nécessité. Jacques Allaire, le metteur en scène, qui a lui-même réalisé le montage des textes tirés de l'œuvre de Fanon et qui signe également la scénographie en compagnie de Dominique Schmitt, a une belle formule pour définir son travail : « mes spectacles sont le fruit de la querelle que j'entretiens avec le monde », dit-il… Cette « querelle » voilà déjà un certain temps qu'il la mène, notamment avec les écrits de combat de Georges Bernanos (La Liberté pour quoi faire ? Ou la proclamation aux imbéciles), ceux de Karl Marx aussi (Marx Matériau – celui qui parle) ou encore d'Alexandre Blok… Autant dire qu'il sait comment s'y prendre et maîtrise parfaitement son sujet, sinon son discours, à partir de textes non destinés à la scène. Il échappe ainsi au premier écueil qui aurait consisté à illustrer les propos de Fanon, de même qu'il se donne la liberté d'agencer à sa manière, sans forcément de logique narrative, les extraits qu'il a choisi de porter à la scène. Le spectacle progresse néanmoins de manière cohérente au fil des séquences, au fil des frottements, des frictions entre les diverses paroles, mettant en exergue la puissance et la beauté de l'écriture de Fanon. Nous avons ainsi un spectacle qui semble se construire sous nos yeux dans un espace scénographique ouvert permettant d'accueillir une multitude de propositions, et d'évoquer de nombreux lieux clos (hôpital, prison, école…) dans de superbes tableaux vivants. Les six comédiens, Mounira Barbouch, Lamya Regragui, Amine Adjina, Mohand Azzoug, Jean-Pierre Baro et Criss Niangouna, jouent le jeu avec conviction et nous emmènent, en passant d'un tableau à l'autre, dans d'incroyables contrées. À eux six ils incarnent une multitude de personnages oppressés, victimes du racisme, de la torture, de la terreur coloniale. Fanon sait de quoi il parle, psychiatre à l'hôpital de Blida en Algérie il avait pu recueillir les paroles de patients atteints de troubles psychiques liés à la terreur coloniale. On en retrouve certaines sur le plateau. Les paroles de Fanon nous parviennent avec ce degré d'incandescence en raison du travail éminemment théâtral qu'a opéré Jacques Allaire. Réalité ou cauchemar, certaines séquences vous coupent le souffle, d'autres vous renvoient à notre histoire du théâtre, comme l'une d'entre elles nous faisant irrésistiblement penser à une réalisation du Living Theatre, The Brig…On sait qu'à ce stade le présent théâtral se nourrit toujours de son histoire. Jacques Allaire et ses compagnons gagnent ainsi sur tous les tableaux.

Jean-Pierre Han