Double déception sur les scènes parisiennes

Jean-Pierre Han

5 novembre 2013

in Critiques

La Grande et fabuleuse histoire du commerce de Joël Pommerat, mise en scène de l'auteur. Théâtre des Bouffes du nord, jusqu'au 16 novembre. Tél. : 01 46 07 34 50.

La Double mort de l'horloger d'après Ödön von Horvath. Mise en scène d'André Engel. Théâtre national de Chaillot, jusqu'au 9 novembre. Tél. : 01 53 65 30 00.

C'est chose acquise depuis longtemps, mais cela devient de plus en plus flagrant au fil des saisons : le Festival d'Automne rythme notre rentrée théâtrale avec sa pléiade de spectacles venus des quatre coins du monde (ou presque). On ne peut que s'en réjouir tant la qualité des productions présentées est évidente. Face à cette armada internationale haut de gamme (Christoph Marthaler, Krystian Lupa, Hiroshi Sugimoto, Bob Wilson…) qu'en est-il des productions nationales hors festival ? C'est vers elles qu'il faut bien se tourner quand on sait que certains artistes français programmés par le Festival ont pour nom Gwenaël Morin ou Philippe Quesne…

On pensait qu'avec deux poids lourds de notre univers théâtral nous pourrions être un peu moins ridicules. Nous attendions donc avec impatience le dernier opus de Joël Pommerat, La Grande et fabuleuse histoire du commerce, et le travail souvent passionnant d'André Engel d'après deux petites pièces d'Ödön von Horvath réunies sous le titre de La Double mort de l'horloger. Autant le dire d'emblée ; la déception est à la mesure de l'attente. À la décharge de Pommerat on pourra toujours arguer que sa pièce, créée en 2011, est le résultat d'une commande réalisée dans des conditions particulières (production modeste, temps de travail serré, en tout cas inhabituel pour l'auteur-metteur en scène, etc.). Pommerat nous livre un spectacle entre fiction et documentaire. Minutieux documentaire sur le petit monde des vendeurs à domicile. Avec le sérieux qui le caractérise il a enquêté sur la question, se formant, comme il le dit, « aux techniques et aux logiques de ce métier », mais on le sait, la caution du réel, le vrai, ne sont pas forcément des gages de qualité. Le spectacle pêche déjà par son écriture ; quant à l'histoire, ou plutôt la double histoire puisque nous avons droit à deux séquences, la première se déroulant au moment des événements de mai 68, la deuxième, avec les mêmes acteurs, mais dans des rôles différents, dans les années 2000, elle est pour ainsi dire cousue de fil blanc et d'une banalité voulue à faire pleurer. Pommerat multiplie des séquences courtes mettant en scène cinq vendeurs saisis à chaque fois dans une chambre d'hôtel différente où ils sont descendus, lieux impersonnels dont seule la disposition des meubles change à chaque fois. Retour au même sous un angle différent… L'apprentissage de la vente peut commencer. On comprend bien les intentions de Pommerat de vouloir mettre au jour les mécanismes d'aliénation de ses personnages saisis dans le système et l'idéologie libérale. Mais pour ce qui est de fable… On songe en contrepartie à la Mort d'un commis voyageur d'Arthur Miller. Nous en sommes ici bien loin. Et ce n'est pas le jeu des cinq acteurs qui arrange les choses ; ils exécutent consciencieusement leur partition, mais quelque chose dans cette machinerie (avec notamment le travail du son) ne fonctionne pas.

André Engel, lui, est un habitué du célèbre dramaturge de langue allemande Ödön von Horvath dont il a déjà monté de manière mémorable, Légendes de la forêt viennoise et Le Jugement dernier (on notera pour la petite histoire que Christoph Marthaler nous avait gratifié l'année dernière d'un remarquable Foi, amour, espérance du même auteur dans le cadre du Festival d'Automne…). Le problème cette fois-ci c'est que les deux pièces choisies par Engel sont des œuvres mineures, Meurtre dans la rue des Maures, l'une de ses toutes premières compositions, écrite en 1923 et L'Inconnue de la Seine composée dix ans plus tard ; elles nous parlent vraiment que si l'on connaît bien l'œuvre du dramaturge. On retrouvera alors, comme en négatif, mezzo voce ce qui caractérise son univers. Sinon… Ce qui, cependant, sauve le spectacle dans lequel Engel a très habilement liés les deux pièces, dans l'environnement scénographique de son complice de toujours, Nicky Rieti, c'est la formidable distribution qu'il est parvenu à réunir, de Caroline Brunner à Marie Vialle, en passant par Yann Colette, Evelyne Didi, Jérôme Kircher, Natacha Régnier ou Julie-Marie Parmentier, extraordinaire « inconnue ». Tous ensemble, ils sont pas moins de quinze sur le plateau, parviennent à nous tirer de la torpeur dans laquelle le spectacle s'enfonce, alors que le véritable enjeu de la représentation se perd dans d'épaisses brumes…

Jean-Pierre Han