Feuillets au vitriol

Jean-Pierre Han

7 octobre 2013

in Critiques

Je serai abracadabrante jusqu'au bout d'après le Journal de Mireille Havet. Mise en scène de Gabriel Garran. La Maison de l'Arbre (Montreuil), à 20 h 30. Jusqu'au 27 octobre. Tél. : 01 48 04 04 65.

Gabriel Garran, l'ancien créateur et directeur du théâtre de la Commune d'Aubervilliers, un des lieux historiques de la décentralisation théâtrale, ne faillit pas à la tâche qu'il s'est assignée : risquer l'inédit plutôt que la sécurité des redites comme il le dit joliment. Toujours fidèle à Adamov, le grand oublié des scènes françaises, et à côté des grands noms désormais unanimement reconnus, on lui doit aussi de superbes moments de théâtre et de poésie avec Denise Chalem, Tchicaya U'Tamsi, Abla Farhoud, Marie Laberge et beaucoup d'autres. À l'âge avancé où d'autres se reposent sur leurs lauriers, regards tournés vers leur glorieux passé, grâce à son interprète Margot Abascal, il nous offre, dans un lieu plus apte à accueillir des compagnies « émergentes », à la Maison de l'Arbre, chez Armand Gatti bien sûr, un magnifique moment de théâtre et la découverte d'un « jeune » auteur, Mireille Havet que Claire Paulhan s'évertue depuis plus d'une dizaine d'années à nous faire connaître. Nul doute que l'éclairage de la scène donnera un coup de pouce à son action. On le souhaite vivement ; la personnalité et l'écriture de Mireille Havet le méritent très amplement. La mort dans un sanatorium en 1932, à l'âge de 33 ans, de cette étoile éphémère des lettres, lui confère à jamais un air d'éternelle jeunesse. Née « officiellement » à l'écriture grâce à Apollinaire qui publia ses premiers écrits alors qu'elle n'avait que 16 ans, elle voit disparaître à l'armistice cet ami si cher, ce qui lui fera dire que le retour à la paix est le point d'orgue de la perte de ses connaissances les plus proches. Sa sulfureuse trajectoire croise tout de même les grands noms du monde littéraire et mondain de l'époque : Colette préface un de ses recueils de poèmes, Gide, Cendrars et surtout Cocteau, un de ses compagnons de nuits d'opium, qui ne cessera de la protéger, et lui confiera le rôle de la Mort (troublante mais très juste attribution) dans sa pièce Orphée mise en scène par Georges Pitoeff, où elle apparaît habillée par Coco Chanel. C'est « une jeune femme très belle en robe de bal rose vif et en manteau de fourrure »… Ainsi d'ailleurs pouvait apparaître Mireille Havet, dans une tenue tout aussi étonnante, dans les cercles mondains et ailleurs, à la conquête de partenaires féminines, ou s'exhibant avec elles sans aucune fausse pudeur, avec provocation même, brûlant sa vie et son talent d'écrivain dans un tourbillon de passions et de drogues (de la morphine à l'opium). Elle ne s'en relèvera pas, publiant malgré tout en 1923 un roman au titre on ne peut mieux approprié à sa propre vie, Carnaval. Un carnaval qui finira mal, Mireille Havet parcourant tous les cercles de l'enfer, pour finir dans la plus noire des déchéances. Je serai abracadabrante jusqu'au bout… affirme, péremptoire, Mireille Havet. Abracadabrante, elle le fut effectivement, « jusqu'au bout », et même au-delà de toute limite ! La profession de foi est extraite de son Journal, miraculeusement retrouvé en 1995 avec d'autres textes. Une mine d'or qui bat en brèche l'idée selon laquelle elle s'était peu à peu détournée de toute activité littéraire ; le Journal couvre la période de 1918 à 1929. Ce sont quelques pages arrachées à ce fameux journal intime que nous donnent Gabriel Garran et Margot Abascal. Pas grand-chose peut-être en regard du volume de ces écrits, plus d'un millier et demi de pages publiées par les soins de Claire Paulhan, mais amplement suffisant pour que le spectateur se fasse une idée du flamboiement de l'écriture de l'auteur. Il y a là des fulgurances de quelqu'un qui s'est nourri des plus grands poètes, de Baudelaire (influence certaine) à Rimbaud (presque mot pour mot), en passant par quelques autres. Il y a là aussi un infernal et féroce tableau de mœurs de cette fameuse Belle Époque, des pages entre dépression et provocation, mais paradoxalement dans un constant amour affirmé, réaffirmé de la vie. Un amour fou, vraiment fou. Dans le vaste espace savamment désorganisé par Jean Haas (Gabriel Garran a fait appel à d'autres fidèles compagnons de route, Franck Thévenon à la lumière, Pierre-Jean Horville au son…) Margot Abascal évolue avec aisance, dans une réelle justesse de ton, passant d'une page à l'autre, d'un sentiment à l'autre en évitant soigneusement tout excès ; elle laisse ainsi respirer le texte et fait entendre toute sa superbe et rare beauté.

Jean-Pierre Han