Sainte Europe

Jean-Pierre Han

28 septembre 2013

in Critiques

Letzte Tage. Ein vorabend de Christoph Marthaler. Théâtre de la Ville (Festival d'automne). Jusqu'au 2 octobre à 20 h 30. Tél. : 01 42 74 22 77.

Mieux qu'un beau spectacle de plus, surtout venant de la part de Christoph Marthaler, mais une production nécessaire mêlant comme souvent chez le metteur en scène suisse théâtre et musique. Un spectacle qu'il faudrait rendre obligatoire pour quelques acharnés de la politique nationaliste sécuritaire des le Pen à Manuel Valls et consorts en passant par les frères (et sœurs) ennemis de l'UMP. Letzte Tage.'Ein Vorabend (Derniers jours. Une Veillée) interroge l'histoire européenne qui dès avant la Première Guerre mondiale en 1914 avait commencé sa longue dégénérescence. Ce n'est pas la première fois que Marthaler se penche sur cette question qui atteint aujourd'hui un certain point d'incandescence et peut-être de non-retour. Avec Murx den Europäer… (Bousille l'Européen) en 1992, puis avec Schutz vor der Zukunft (Se protéger de l'avenir) en 2010, il avait déjà abordé, avec talent et pertinence, cette problématique. Les titres des spectacles, et tout particulièrement Letzte Tage. Ein Vorabend (rappel des Derniers jours de l'humanité de Karl Kraus ?) sont en eux-mêmes parfaitement parlants. Marthaler ne s'embarrasse pas de circonvolutions. Sa radicalité se retrouve à tous les niveaux, à commencer dans le traitement binaire de son propos, même si, humour et ironie sont comme toujours chez lui, mais de manière plus discrète cette fois-ci, au rendez-vous. Mais cet humour et cette ironie vous écorchent et rendent le propos d'autant plus cinglant. Le spectacle produit par le Wiener Festwochen fut naturellement créé en Autriche, dans la grande salle historique du Parlement de Vienne. On imagine aisément l'impact qu'il a pu avoir alors que Marthaler met directement en cause les autorités autrichiennes d'hier et d'aujourd'hui… À Paris, Marthaler et son scénographe Duri Bischoff ne tentent pas de reconstituer ce lieu grandiose, mais nous en proposent un digne pendant, la salle de spectacle du Théâtre de la Ville, ajoutant ainsi la dimension d'un effet miroir puisque le public est placé face à elle. Car c'est bien de nous, européens, qu'il s'agit. Marthaler avec ses onze comédiens-chanteurs nous restitue les discours à la dialectique tortueuse peu ragoutante de quelques-uns des ténors du racisme et de l'antisémitisme comme ceux de Karl Lueger qui fut maire de Vienne de 1897 à 1910 et qui prônait tout simplement l'extermination des juifs, ou encore du premier ministre hongrois Viktor Orban où il est question des Roms qu'il compare à des animaux dont il faut se débarrasser. Il ajoute dans le montage qu'il a effectué avec sa dramaturge Stéfanie Carp quelques textes de son cru. Mais à chacune de ces paroles répondent à chaque fois « la musique des victimes », celle de compositeurs juifs comme Pavel Haas, Ernest Bloch (à ne pas confondre avec l'écrivain Ernts Bloch), Rudolf Karel, Jozef Koffler, Fritz Kreisler, Szymon Laks, Piotr Leschenko, Erwin Schulhoff, Alexandre Tansman, Viktor Ullmann et quelques autres, la plupart morts dans les camps de concentration d'Auschwitz ou de Theresienstadt, certaines des œuvres musicales ayant même été composées dans les camps. L'effet ainsi obtenu, avec ces moments d'apaisement où s'élèvent les premières notes de musique, est saisissant. Les scènes où l'on voit une frêle jeune femme venue de l'extérieur et montant les marches tout en jouant du violon pour rejoindre l'orchestre installé un peu plus haut, à l'étage, ou encore cet instant où face au public qu'elle fixe en restant immobile sont d'une intensité inouïe et renvoient les discours prononcés au néant d'où ils n'auraient jamais dû surgir. Marthaler maîtrise son sujet à la perfection d'autant que lors de ces scènes de discours ses onze comédiens, hommes et femmes mélangés, effectuent des déplacements et pratiquent une gestuelle simple sans cesse décalée rendant ainsi toute chose à la fois dérisoire et effrayante. Puis dans un deuxième temps l'alternance entre discours et musique s'estompe pour ne plus laisser la place qu'à cette dernière dans un long decrescendo funèbre, la "Veillée", et alors que les comédiens perdant définitivement toute personnalité finissent par se confondre avec le décor … C'est de toute beauté et d'un profonde intelligence.

Jean-Pierre Han