Entre Orient et Occident

Jean-Pierre Han

19 juin 2013

in Critiques

Rituel pour une métamorphose de Saadallah Wannous. Mise en scène de Sulayman Al-Bassam. Comédie-Française. Jusqu'au 11 juillet à 20 h 30. Tél. : 0 825 10 1680.

Tout dans cette représentation de ce Rituel pour une métamorphose du syrien Saadallah Wannous est affaire d'équilibre. Équilibre délicat entre l'Occident et l'Orient ; on se réjouira à ce propos de l'entrée au répertoire de la Comédie-Française d'un auteur arabe de « langue arabe » – à coup sûr un événement à marquer d'une pierre blanche. Équilibre délicat car Saadallah Wannous nous emmène dans un rituel et une histoire marqués du sceau de l'Orient, c'est évident, mais il n'en reste pas moins qu'homme de théâtre à la vaste culture, malheureusement peu connu en France, même si ce n'est pas la première fois qu'il apparaît sur nos scènes, il n'ignore rien des ressorts de la dramaturgie européenne et française ayant d'ailleurs étudié chez nous à la fin des années 1960 faisant connaissance, entre autre, avec Jean Genet à qui on ne manquera pas de songer ici. La pièce de Wannous porte la marque de l'Occident, même si celle-ci semble occultée par un orientalisme de bon aloi. L'histoire ? Celle d'un mufti, celui de Damas dans un XIXe siècle qui ne manque pas de nous évoquer notre temps, en très habile et cynique politique, tend un piège à un adversaire, le prévôt des notables. De fil en aiguille il parviendra aussi à éliminer la chef de la police qui a procédé à l'arrestation du prévôt… Seul grain de sable : une femme, celle du prévôt, chargée de remplacer la prostituée avec laquelle son mari a été retrouvé, un remplacement qui ira bien au-delà de ce que demandait le mufti. La jeune femme répudiée selon son désir, deviendra une véritable et très recherchée courtisane, parvenant à prendre dans les rets de ses charmes tous les hommes de la ville et le mufti soi-même, le symbole même de l'ordre religieux… Une histoire digne d'un épisode des Mille et une nuits ? Sans doute, si ce n'est que Saadallah Wannous y va très fort dans la dénonciation des grandes et petites manœuvres de ceux que l'ambition du pouvoir taraude, arrachant le masque à l'honorabilité et à la respectabilité des bien-pensants (comme le père d'Almâssa, la courtisane). Derrière le fard, la pourriture. Ce sont les fondements mêmes de la société régie par des mâles que Wannous met à bas, n'hésitant pas, par ailleurs, à mettre en scène l'amour fou entre deux hommes du peuple… Il ne fait pas bon de toucher à l'orthodoxie religieuse, l'héroïne de la pièce de Saadallah Wannous l'apprendra à ses dépens… Pour ce qui est de l'histoire en elle-même, débarrassée de ses ornements orientalistes, elle ressemble, dans ses ressorts dramaturgiques, à bien d'autres histoires que nous connaissons ici dans notre littérature occidentale. Fragile équilibre entre l'Orient et l'Occident, disions-nous, entre tradition et modernité ; le metteur en scène du spectacle illustre à sa manière cette double appartenance. Sulayman Al-Bassam, s'il est Koweitien, travaille aussi bien dans les pays arabes que dans les pays occidentaux. Auteur dramatique il a lui-même réalisé la version scénique (avec l'aide de Rania Samara) de la pièce de Saadallah Wannous qu'il a raccourcie. Restait à savoir dans quel registre de représentation il entendait conduire son spectacle. C'est peut-être à ce niveau que le bât blesse, même s'il prend soin de préciser qu'il entend éviter l'orientalisme et allier tradition et modernité. Dans une scénographie signée Sam Collins qui ne dédaigne pas de s'en référer à une tradition orientaliste justement, où le pittoresque n'est jamais très loin, vont évoluer les très occidentaux comédiens du Français. Ils jouent donc les protagonistes orientaux de l'histoire. Avec une certaine gourmandise et hiératisme de circonstance, mais tout de même à la limite de la caricature. Ils sont parfaits, trop parfaits dans ce registre de jeu. De Thierry Hancisse en grand Mufti enturbanné, à Denis Podalydès, le prévôt, en passant par Syvia Bergé, Warda la maquerelle, et Julie Sicard, Almâssa (le diamant), et le reste de la troupe… Tradition pas vraiment morte : on suit néanmoins avec intérêt cette fable sulfureuse.

Jean-Pierre Han

La pièce est éditée aux éditions Actes Sud-Papiers