Une épopée de notre temps

Jean-Pierre Han

31 mai 2013

in Critiques

Dénommé Gospodin de Philipp Löhle. Mise en scène de Benoît Lambert. Théâtre de la Colline, jusqu'au 15 juin. Tél. : 01 44 62 52 52.

Metteur en scène bien de son temps, Benoît Lambert vit pleinement, comme la plupart d'entre nous, « le malaise dans la civilisation » dans lequel jour après jour, depuis des décennies, le capitalisme forcené ne cesse de nous enfoncer. Ses productions, depuis pratiquement ses débuts au théâtre qui datent du milieu des années quatre-vingt dix, en portent l'indélébile marque. Avec une joyeuse férocité et une lucidité de tous les instants. Autant d'éléments qui sont la marque d'un style. La simple évocation de quelques titres est en elle-même parfaitement éloquente : Le Bonheur d'être rouge, Ça ira quand même, We are la France, We are l'Europe, Que faire ?, Bienvenue dans l'espèce humaine… autant d'opus, de petites formes bien acérées, considérés comme des épisodes d'un cycle intitulé Pour ou contre un monde meilleur. Rien d'étonnant donc si Benoît Lambert et son Théâtre de la Tentative, la bien nommée, ont quelque peu forcé le hasard pour aller croiser le chemin de l'auteur allemand Philipp Löhle et son Dénommé Gospodin, une pièce de théâtre cette fois-ci, enfin déclarée comme telle (car pour ce qui est de sa forme interne…), et qui, de ce point de vue, tranche avec les textes signés Jean-Charles Masséra, Raoul Vaneigem, Frédérique Matonti, Jean-Bernard Pouy, Gilles Deleuze, recyclés, malaxés et mis à la question dans les spectacles précédents. Dénommé Gospodin donc présenté en mise en espace lors du festival d'Avignon 2011 en avait été paradoxalement l'un des moments forts, tous registres de productions confondus. Je l'avais signalé à l'époque, frappé par l'écriture du texte et la liberté de jeu du trio que l'on retrouve fort heureusement, et avec un extrême plaisir, dans la mise en scène d'aujourd'hui : Christophe Brault, Chloé Réjon et Emmanuel Vérité. Seulement d'une mise en espace à une mise en scène les données changent. Les libertés que permet une mise en espace ne sauraient être autorisées dans une mise en scène, car enfin il faut réellement faire théâtre avec un texte qui, ici, ne se laisse guère apprivoiser de prime abord. Le texte de Löhle est une machine remontée à bloc, et dont le déroulement, telle une mécanique bien réglée, ne saurait permettre de trop grandes marges de manœuvres. L'équation est simple : il faut faire théâtre avec cette écriture qui refuse justement les conventions de la théâtralité, joue avec elles et finit par les détourner pour mieux y revenir ! Que faire ? (Question qui est aussi le titre d'un autre spectacle que présente Benoît Lambert en ce moment à la Colline, grande référence et même reprise cette fois-ci de la célèbre question posée par Lénine, et à laquelle il apporte une réponse théâtrale avec la complicité de Martine Schumbacher et François Chattot tout simplement jouissive !). Que faire avec l'objet imaginé par Philipp Löhle ? Un objet qui brasse allègrement les styles et les genres autour de l'axe Gospodin (ceux qui entourent le « héros » ne sont que des marionnettes). Tout y passe, avec ce personnage qui refuse avec une obstination maladive notre bonne société de consommation, mais n'est-ce pas justement cette bonne société de consommation qui l'a rendu malade ? De logique de détournement en logique de retournement le tout confinant à l'absurde, Philipp Löhle nous embarque au sens pascalien du terme dans la drôle d'aventure de la vie. Allez donc mettre en équation, c'est-à-dire ici en théâtre, un théorème mathématique (ce qu'est à certains égards la pièce de Löhle) ! Benoît Lambert n'y va pas par quatre chemins, il joue à fond la carte de la théâtralité, cartes sur table si on ose dire, avec déjà la scénographie (avec la lumière et la vidéo) signée Antoine Franchet représentant un podium sous les feux des projecteurs, avec les alentours qui se dévoileront et où les acteurs qui ne jouent pas se préparent en se déguisant. On a vu cela maintes et maintes fois dans nombre de mises en scène, mais ici cela fait véritablement sens. Deux des comédiens comparses, Chloé Réjon et Emmanuel Vérité nous présentent avec verve et drôlerie, d'abord dans la salle, le phénomène de foire, un peu comme le docteur de la pièce de Büchner présente le « phénomène » Woyzeck, avant d'endosser tous les rôles des personnages qui gravitent autour de la figure centrale présentée puis incarnée par l'étonnant et superbe Christophe Brault. Derrière cette épopée parodique dans le petit monde de la consommation qui se paye de grands mots et de grands sentiments (la démocratie, la citoyenneté…), c'est notre propre image qui nous est renvoyée, celle d'individus au bord de l'impuissance, s'agitant en tous sens de manière pathétique, enfermés dans ses propres contradictions. Impitoyable, mais très réjouissant Benoît Lambert !

Jean-Pierre Han

Que Faire ? (le retour). Adaptation et mise en scène de Benoît Lambert. Théâtre de la Colline. Du 12 au 22 juin.