Les pièges de l'inaction

Jean-Pierre Han

12 mai 2013

in Critiques

Oblomov d'après Ivan Gontcharov. Adaptation et mise en scène de Volodia Serre. Théâtre du Vieux-Colombier. Jusqu'au 9 juin, à 20 heures. Tél. : 01 44 39 87 00/01

Oblomov fait partie de ces célébrités littéraires, auteurs et personnages confondus, dont les noms déclinés ont fini par entrer dans le langage courant. De Rabelais à Jarry et son père Ubu, en passant par Dom Juan, madame Bovary (dont le roman éponyme sortit seulement deux ans avant celui de Gontcharov, en 1857, son auteur, Flaubert, professant par ailleurs son admiration pour ce dernier), et Kafka, les exemples ne sont toutefois pas si nombreux que cela. Bref, et cela dit, l' « oblomovisme » est définitivement entré dans nos mœurs avec ce que cela suppose d'approximations, et en dehors du fait que tout le monde s'accorde pour dire que sa définition est loin d'être évidente. L'occasion est donc belle de confronter le mythe à la réalité de l'œuvre, même si, avec cette représentation d'Oblomov signée Volodia Serre, nous sommes face à une adaptation du roman traduit par André Markowicz, et non pas face à l'original de l'auteur. Ce qu'en tout cas nous donne à voir et à entendre le spectacle du Vieux-Colombier c'est bel et bien l'analyse clinique d'un cas de mélancolie dans toute son extrême complexité. Petit propriétaire terrien, Oblomov vit dans un appartement délabré de Saint-Pétersbourg où il passe ses journées en robe de chambre, allongé sur son canapé, apparemment tracassé d'être en demeure de quitter les lieux. Sa force d'inertie est incommensurable ; elle lui permet, dit-il, de réfléchir… À son passé très certainement, mais aussi paradoxalement parfois aux autres, à ses serfs par exemple à qui il voudrait donner de meilleures conditions de vie… Par contraste, son ami d'enfance, Stolz, de mère russe et de père allemand, est un homme d'action, un personnage des temps à venir qui tentera de le tirer de son enfermement, et sera peut-être à deux doigts d'y parvenir. La gageure consistant à faire vivre sur un plateau de théâtre un individu adepte de la non-action. Comment donner vie à un personnage pour ainsi dire en creux et dans lequel chacun peut y mettre ce qui l'arrange et le préoccupe, hier comme aujourd'hui, avec nos réflexions sur notre rapport à la nature, sur le progrès, la modernité, l'avenir en un mot ? Volodia Serre, en habitué du répertoire russe, s'attelle vaillamment à la tâche en offrant par la même occasion une partition, délicate certes, et même périlleuse, mais ô combien attractive pour un comédien de la stature de Guillaume Gallienne qui s'y complaît avec délice et gourmandise, passant avec aisance d'un registre à un autre, comique avec son compère domestique Yves Gasc, dramatique avec Céline Samie, l'amour de sa vie, fraternel et émouvant avec son ami Sébastien Poudéroux à la raideur toute germanique… Mais, autre difficulté, comment gérer le tempo de la non-action, alors que le spectacle est construit selon trois phases temporelles bien distinctes, entre accélération et inertie presque totale ? Pour surmonter la difficulté le metteur en scène multiplie les prouesses, ajoutant tout un bataclan d'images vidéo qui ne font qu'alourdir les choses : que ne fait-il entièrement confiance au seul comédien du rôle-titre ? Pourquoi vouloir à tout prix souligner, surligner le propos ? Me vient à l'esprit cette phrase d'Alain Badiou lue dans son récent ouvrage, Éloge du théâtre, « le théâtre est plus un art des possibilités qu'un art des réalisations »… Volodia Serre, on le regrette, se situe délibérément du côté des « réalisations », lourdement aidé par une scénographie qui semble fonctionner pour son propre plaisir… Oblomov, l'adaptation, y perd en force. On le regrette.

Jean-Pierre Han

Alain Badiou, avec Nicolas Truong : Éloge du théâtre. Éditions Flammarion, collection Café Voltaire, 96 pages, 12 euros.