Figures imposées

Jean-Pierre Han

13 avril 2013

in Critiques

Yukonstyle de Sarah Berthiaume. Mise en scène de Célie Pauthe. Théâtre national de la Colline. Jusqu'au 27 avril à 21 heures, puis tournée à Lausanne (mai), et Grenoble (MC2, décembre 2013). tél. : 01 44 62 52 52.

De spectacle en spectacle, le style de Célie Pauthe, s'affirme et s'affine. On en avait récemment déjà eu confirmation avec sa superbe mise en scène du Long voyage du jour à la nuit d'Eugène O'Neill, puis avec Des arbres à abattre de Thomas Bernhard réalisé conjointement avec Claude Duparfait. Sa trajectoire faite d'une maîtrise absolue des matières textuelle et spatiale, d'une direction d'acteur tirée au cordeau, se poursuit aujourd'hui avec la pièce, Yukonstyle, d'une jeune québécoise, Sarah Berthiaume. Dans l'espace dont le subtil agencement imaginé par Guillaume Delaveau (qui met en scène par ailleurs Torquato Tasso de Goethe aux Amandiers de Nanterre) permet de concentrer différents lieux, ou plus exactement de passer d'un lieu à un autre, pratiquement sans déplacement ni changement de décor, on retrouve avec bonheur toutes les qualités de Célie Pauthe. À commencer par celle d'avoir réuni non seulement un quatuor d'acteurs tout à fait remarquables, Dan Artus, Flore Babled, Jean-Louis Coulloc'h et Cathy Min Jung, mais une équipe entière avec laquelle elle a l'habitude de travailler. Célie Pauthe a une manière bien à elle de creuser le texte, de lui faire dégorger tout ce qu'il peut receler. Sous sa férule les comédiens parviennent à mettre au jour ses moindres articulations dans un mouvement qui, toutefois, semble presque naturel. Ce n'est sans doute pas un hasard si le choix de Célie Pauthe se porte sur des textes qui, précisément, travaillent dans des zones d'ombre et des registres qui nécessitent un tel traitement : Heiner Müller, Ingmar Bergman, Thomas Bernhard, Eugène O'Neill… On pourra donc désormais ajouter à cette liste le nom de Sarah Berthiaume qui joue délibérément – et de manière peut-être un peu trop visible, donc presque cousue de fil blanc – de tout ce qui pourrait faire précisément difficulté à une équipe théâtrale. Yukonstyle évolue de manière ostentatoire dans des figures convenues ; maison du bout du monde, quasiment un no man's land, personnages de paumés plus vrais que nature, incapables de communiquer entre eux, et crevant donc de solitude, de mal être, etc. Sarah Berthiaume multiplie à loisir les obstacles, et donc les difficultés : construction dramatique très élaborée dans laquelle espaces et temps se mêlent, tout comme la réalité et le rêve, tout comme les langues (française et québécoise teintées d'anglicisme), alors que les personnages sont soit métis (le jeune homme est un métis amérindien), soit complètement étrangers (la jeune femme est japonaise). On passe sans cesse d'une réalité à une autre, d'un rythme de jeu ou de narration à un autre… Célie Pauthe et ses interprètes mettent bon ordre à tout cela ; l'enjeu en valait-il vraiment la chandelle ?

Jean-Pierre Han