La charge explosive de la poésie

Jean-Pierre Han

19 décembre 2012

in Critiques

Le Mystère des-mystères d'après e.e. cummings. Mise en scène d'Alexis Forestier. L'Échangeur de Bagnolet. Jusqu'au 22 décembre à 20 h 30. Tél. : 01 43 62 71 20.

Dante, Kafka, Blanchot, Harms, Michaux, Char et quelques autres, avec embardées contrôlées du côté d'André Robillard ou de Fernand Deligny, Alexis Forestier et ses endimanchés poursuivent leur valse-exploration d'univers poétiques, ceux-là même qui fondent notre humanité dans ses replis les plus secrets. Ils se frayent leur propre chemin au cœur même des œuvres de ces explorateurs singuliers, se nourrissent des échantillons qu'ils prélèvent, les soumettent à la question, les retournent comme des gants pour en révéler les coutures, et en découvrir la « substantifique moëlle ». Les voici maintenant sur le rivage américain avec e. e. cummings, un rivage qu'ils avaient d'ailleurs déjà abordé avec, comme par hasard, Gertrude Stein et son Faust ou la fête électrique. Et c'est effectivement tout un pan de l'Amérique des premières années du siècle dernier qui se dévoile avec joyeuseté et férocité qui n'est que la marque d'une lucidité acide, à travers la poésie de Cummings. Une Amérique en pleine constitution qui entre de plain-pied dans la modernité, notamment après le bouleversement et la boucherie de la Première guerre mondiale, avec ses heurts, la montée du syndicalisme, les grèves, les attentats anarchistes, la chasse aux communistes,… mais aussi le développement du cinéma muet, l'émergence de la « génération perdue » que représente Francis Scott Fitzgerald, le contemporain de Cummings, poète de la novation par excellence, une novation en perpétuelle osmose avec le monde. « J'ai eu la chance merveilleuse de toucher et d'embrasser un monde en train de se lever ; un monde sans peur, débordant pour la vie même, un monde violent et vigoureux prêt à tous les défis ; un monde méritant d'être haï et adoré et combattu et adoré : bref un monde qui était un monde » disait-il… au passé.

Depuis toujours Alexis Forestier est en phase avec cette manière d'appréhender le monde, lui qui, en guise de salut dans l'entrée dans l'univers du spectacle vivant avait évoqué la naissance de dada à Zürich dans Cabaret Voltaire avant d'aller naviguer ici et là, notamment du côté des « obérioutys ». Vingt ans ou presque se sont écoulés depuis le premier spectacle ; désormais Alexis Forestier, outre une connaissance jamais démentie de ces univers dont il demeure à jamais imprégné, possède aussi une parfaite maîtrise de tous leurs éléments constitutifs apparemment disparates ou éclatés. C'est ce qui apparaît d'emblée à la vision des premiers mouvements du Mystère des-mystères au cœur d'un espace en trois dimensions savamment déstructuré et comme toujours encombré d'une multitude d'objets et de machines évoquant des « fragments forains », ceux-là mêmes que hantait jadis un certain Woyzeck. Pour un peu on songerait à d'autres forains, à ceux d'un Henri Sauguet en France, par exemple. Car très curieusement ou paradoxalement, la tonalité de l'ensemble serait presque harmonieuse malgré la musique (signée Alexis Forestier) et l'environnement sonore (créé par Jean-François Oliver et Jean-François Thomelin) alternant bruitages divers, rock et éternelles ritournelles. Il y a quelque chose de l'ordre d'une véritable douceur – c'est peut-être la première fois qu'elle apparaît avec une telle clarté dans un spectacle d'Alexis Forestier – ; une poésie de tous les instants que soulignent d'un trait léger, avec discrétion, toutes les silhouettes qu'Alexis Forestier soi-même, en marge ou à côté des actions principales, fait glisser sur la scène comme un personnage de film muet ou comme le patineur d'Arthur Rimbaud… Cette entrée en matière va de soi si on veut bien considérer que les premiers poèmes de e. e. cummings choisis par les endimanchés naviguent dans les eaux de la mort établissant ainsi une sorte de passerelle avec leur dernier spectacle, Divine Party, d'après la Divine Comédie de Dante. Retour du paradis vers l'Enfer. Car on retourne bien vers l'Enfer avec la brusque irruption de la guerre dont on sait à quel point elle joue un rôle de pivot dans l'œuvre du poète américain. Là aussi la netteté, la brutalité même des séquences et des images projetées ne se sont jamais manifestées de cette impitoyable manière chez Alexis Forestier. Et l'on ne s'étonnera pas de constater que le seul ajout opéré par Alexis Forestier est un poème de Brecht intitulé Le chant des machines.

Il y a dans ce spectacle en tout point remarquable, une densité extraordinaire, une structure de la désintégration, celle du langage comme celle du monde. Les quatre officiants, Élise Chauvin, Jean-François Favreau, Alexis Forestier et Cécile Saint-Paul nous livrent avec rage, celle d'une pensée en action, et grâce, une série de séquences de toute beauté, à la charge d'émotion explosive, nous dévoilant du même coup notre mystère des-mystères…

Jean-Pierre Han