De la mesure avant toute chose

Jean-Pierre Han

10 avril 2012

in Critiques

Mass für Mass de William Shakespeare. Mise en scène de Thomas Ostermeier. Théâtre de l'Odéon. Jusqu'au 14 avril à 20 heures. Tél. : 01 44 85 40 40.

De mesure, et comme le titre de la fable tragicomique de Shakespeare l'indique (Mesure pour mesure), il est bien question dans le spectacle mis en scène au Théâtre de l'Odéon par Thomas Ostermeier, le directeur de la Schaubühne de Berlin. Mais plutôt que celle du dramaturge anglais dont on connaît l'œuvre et dont franchement il ne servirait à rien de vanter une fois de plus le génie (de ce point de vue sa pièce qui traîna pendant longtemps une fâcheuse réputation et que l'on a tout aussi longtemps considéré comme injouable, est pourtant une merveille du genre, d'un parfait équilibre comme encore le titre nous incite à le penser), peut-être conviendrait-il de se poser la question de la « mesure » d'Ostermeier. Que fait-il en effet pour nous narrer et nous montrer ce conte philosophique sur le pouvoir, un pouvoir momentanément (par interim) aux mains d'un homme, puritain proclamé qui entend amender les mœurs dissolues qui règnent dans l'imaginaire ville de Vienne ? Quelle partition décide-t-il de jouer pour évoquer les différents niveaux, sociaux, moraux, religieux, qui se superposent dans la pièce ? Rien de plus simple, le metteur en scène, qui n'en est pas à sa première incursion dans l'univers de Shakespeare, joue de tous les registres à la fois, n'hésitant pas à réduire la distribution, à couper ici ou là dans le texte ou à ajouter quelques répliques comme il a coutume de le faire, toujours avec l'aide de Marius von Mayenburg, et à user d'un décalage plutôt trash, mais avec une certaine retenue toutefois. Il est question de purification des mœurs ? Allons-y pour des jets d'eau largement projetés pour nettoyer et les murs de la boîte aux parois sales qui sert de décor (signé Jan Pappelbaum) à la fois palais et prison, et pour « purifier » le fautif fornicateur qui a engrossé sa fiancée et est condamné à mort pour cet acte… Quant à la mort justement, elle traverse la pièce mais est surtout évoquée à travers la carcasse d'un cochon dont les protagonistes (notamment le Duc, instigateur de toute cette « comédie ») viendront découper quelques morceaux de chair… Exagéré ? Pas vraiment cette fois-ci, Ostermeier parvenant à trouver un certain équilibre entre un traitement classique de la pièce et les audaces de son cru. D'ailleurs en contrepoint deux musiciens et une chanteuse ponctuent le déroulement de la fable en évoquant l'époque de la composition de la pièce, la Renaissance… Mais à vrai dire Thomas Ostermeier semble surtout avoir monté la pièce pour deux comédiens d'exception, Gert Voss et Lars Eidinger, le Duc et son remplaçant, dont les prestations sont si parfaites qu'elles finissent par en devenir troublantes. Deux comédiens qui habitent véritablement la scène, soutenus par leurs cinq camarades qui, eux aussi, évoluent à un très haut niveau de jeu. Du coup, la pièce de Shakespeare plutôt complexe voire ambiguë, apparaît dans une sorte d'évidence forte. Est-ce un leurre ?

Jean-Pierre Han