Mécanique de la destruction

Jean-Pierre Han

22 mars 2012

in Critiques

Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac. Mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota. Théâtre de la Ville à Paris. Jusqu'au 24 mars, puis tournée jusqu'en mai 2012. Tél. : 01 42 74 22 77.

On ne pourra pas reprocher à Emmanuel Demarcy-Mota de ne pas jouer cartes sur table. L'affiche de sa mise en scène de Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac représente en gros plan une partie d'un visage d'enfant éclaboussé de sang rouge vif. Le sien ou celui de ceux qu'il s'évertue à tuer, ou les deux à la fois, peu importe. C'est ainsi affirmer d'emblée que l'accent sera mis sur la cruauté ; rappelons que le spectacle fut créé en 1928 par un certain Antonin Artaud qui fourbissait ses armes avant d'en venir directement à son théâtre de la cruauté, mais n'oublions surtout pas non plus qu'au moment de l'écriture de sa pièce, en 1927, Vitrac sortait un recueil de poésie au titre révélateur de Cruautés de la nuit. La mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota choisit délibérément de travailler sur ces « cruautés de la nuit », et il faut lui savoir gré d'avoir choisi une option catégorique pour rendre compte de cette pièce de Vitrac, auteur qui demeure, qu'on le veuille ou non, encore relativement peu connu, alors que Victor son chef d'œuvre que l'on croit connaître parce que souvent joué ces dernières décennies, n'est pas forcément perçu de la meilleure manière qui soit, et est donc plutôt « mal » connu. Mal connu parce que considéré comme une pièce bourgeoise pour ne pas dire boulevardière, même si elle s'amuse à en pervertir ou à en détruire les codes, ce qui fit dire au critique Bernard Dort, au moment de la reprise par Jean Anouilh en 1962, que « faire de l'anti-boulevard, c'est encore faire du boulevard »…  Emmanuel Demarcy-Mota adopte une attitude radicale, jette aux orties toute référence au boulevard, et creuse le sillon de sa propre trajectoire qui est passée par Pirandello, Horvath et Ionesco saisis dans le creuset d'une Europe du siècle dernier en pleine déréliction. « Cruautés de la nuit », nous y sommes bien, en leur cœur même. Ce faisant, Demarcy-Mota renoue aussi avec le surréalisme même, et c'est bien là une des grandes vertus de son spectacle dans lequel le scénographe-éclairagiste Yves Collet marche du même pas que lui, ouvrant la traditionnelle boîte du salon (et de la chambre) bourgeois, ouvrant sur la nature (les feuilles mortes – déjà – jonchant le sol aux alentours d'un bassin dans lequel les protagonistes barboteront parfois, notamment la petite Esther, double dérisoire de l'Ophélie de Hamlet dont le drame se rejoue des siècles plus tard, en cette journée du 12 septembre 1909), projetant les ombres démesurément agrandies des protagonistes du « drame » sur les parois blanches qui encadrent le plateau…  Oui, la cruauté considérée sinon comme un des beaux-arts, mais comme une technique surréaliste pour atteindre les profondeurs et les replis cachés de l'âme humaine dans ce qu'ils ont de plus secret, tout comme l'humour (noir ?), pas celui du rire gras du boulevard, mais celui grinçant et froid comme une lame de rasoir seul capable de bloquer le rire au fond de la gorge jusqu'à l'étouffement. Question de nature, bien évidemment. Vitrac ne préparait-il pas, au moment de Cruautés de la nuit, un ouvrage (qui ne vit jamais le jour) intitulé Les Ténèbres du rire ? Voilà qui nous renvoie à la nuit, celle de tous les fantasmes, mais aussi celle de toutes les turpitudes, nous y baignerons durant toute la représentation. Décor posé, Demarcy-Mota va s'ingénier à mettre à bas, un à un, de manière impitoyable, tous les éléments de cette société en pleine décomposition, sur laquelle la mort rôde depuis longtemps. En ce sens, Victor est une sorte d'ange de la mort qui va lui-même mourir… de la Mort, comme il le souffle au moment crucial. Il aura toutefois eu le temps, durant toute la première partie de la pièce, de jouer le rôle d'ange exterminateur ! Ce n'est certainement pas un hasard s'il consent à s'asseoir sur les genoux d'Ida Mortemart, la bien nommée, alors que la petite Esther s'enfuit, épouvantée par le personnage et son odeur pestilentielle… En 1926, juste avant ses Cruautés de la nuit et Victor ou les enfants au pouvoir, Vitrac livrait au public sa belle Connaissance de la mort ; il y a là une sorte de trilogie non formulée mais bien réelle. La mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota se situe à juste titre dans sa logique. Victor, reprend et ramasse les expériences précédentes pour devenir une mécanique d'une extrême précision dont le programme est l'anéantissement total de l'univers bourgeois dans lequel baigne tout ce beau monde. Il y a là comme une mathématique de la destruction que rend à la perfection, et avec une précision à faire froid dans le dos, le jeu du « petit » Victor, extraordinaire Thomas Durand qui fut, avec Emmanuel Demarcy-Mota, le Casimir de Casimir et Caroline de Horvath et qui, en début de saison, incarna le « baladin du monde occidental » de Synge dirigé par Elisabeth Chailloux ; une autre trilogie aboutissant à ce bouquet final. Il est vrai qu'entouré comme il l'est, avec, entre autres Anne Kaempf, le petite Esther, Elodie Bouchez, Valérie Dashwood ou Serge Maggiani, il ne pouvait que mener à bien son entreprise d'anéantissement-assainissement si intelligemment mise au point le jour de ses neuf ans. Emmanuel Demarcy-Mota renouvelle totalement notre vision de Victor ou les enfants au pouvoir ; avec sa mise en scène les dents des spectateurs grincent à nouveau. On ne peut que s'en réjouir. C'est l'esprit même de la pièce.

Jean-Pierre Han