Une double opération de renouvellement

Jean-Pierre Han

12 février 2012

in Critiques

Oh les beaux jours de Samuel Beckett. Mise en scène de Blandine Savetier. Théâtre de la commune d'Aubervilliers. Jusqu'au 17 février. Tél. 01 48 33 16 16. Oh les beaux jours de Samuel Beckett. Mise en scène de Marc Paquien. Théâtre de la Madeleine. Tél. 01 42 65 06 28.

Il aura donc fallu attendre près d'un demi-siècle pour que des équipes théâtrales s'affranchissent enfin du modèle établi par Roger Blin avec Madeleine Renaud dans leur présentation d' Oh les beaux jours de Samuel Beckett. La chose n'étant pas des plus faciles, ce ne sont pas moins de deux équipes qui se sont attelées à la tache. On peut les voir en ce moment même à Paris, même si l'une d'entre elle, celle composée de Blandine Savetier et de Yann Collette, a déjà œuvré en région il y a plus d'un an de cela. On pouvait compter jusqu'à présent les grandes comédiennes qui avaient tenté l'aventure de faire oublier Madeleine Renaud ; Denise Gence, Marilu Marini, Fiona Shaw, Adriana Asti et quelques autres, rien n'y avait fait et la mise en scène de Roger Blin avec Madeleine Renaud enfouie dans un petit mamelon, selon l'indication de l'auteur, restait dans nos mémoires, gravée à jamais, que l'on ait eu la chance de voir le spectacle en 1963 ou non, puisque la mémoire théâtrale se nourrit de la vision des spectacles bien sûr, mais aussi de tout ce qui constitue sa mythologie, au point que l'on finit par connaître des spectacles que l'on n'a jamais vus ! Aussi splendide qu'ait pu être son interprétation, Madeleine Renaud, au moment de la création de la pièce en France, en 1963, avait rajouté quelques années au personnage qu'elle incarnait. Voilà que Blandine Savetier et Marc Paquien, les metteurs en scène des nouvelles productions que l'on aurait tort d'oublier, même au profit de leurs interprètes, lui redonnent tout à coup un air de jeunesse presqu'insolente. Yann Collette et Catherine Frot ont pratiquement l'âge du rôle indiqué par Beckett. Petite nuance ? Sans doute, mais qui soudain confère aux deux spectacles proposés – sur ce point ils s'accordent – une autre logique dramatique. Le texte de Beckett devient tout à coup d'une drôlerie qui n'enlève rien à sa densité humaine. On le redécouvre soudainement avec plaisir, distillé qu'il est avec une sorte de jouissance par Yann Collette et Catherine Frot. Quelle marge de manœuvre avec une partition écrite avec une extrême minutie par l'auteur ? La vision rapprochée des deux spectacles de Blandine Savetier et de Marc Paquien apporte des éléments de réponse. Il suffit effectivement d'un rien pour qu'un décalage s'opère. Ainsi dans la mise en scène du spectacle donné à Aubervilliers, il suffit que le scénographe, Emmanuel Clolus, déplace légèrement la place de Winnie, alors que Gérard Didier, dans le spectacle de la Madeleine, la laisse plein centre face au public, pour que le chant de vision et le regard du spectateur changent. Même remarque pour les matériaux utilisés pour représenter le mamelon… On me dira bien évidemment que j'ai tendance à oublier un détail pour le moins important : dans le spectacle de Blandine Savetier, le couple Winnie-Willie est inversé ! Autrement dit le rôle de Winnie est interprété par un homme, Yann Collette, et celui de son mari par une femme, Natalie Royer. Facile effet de brouillage ajoutant une sur-signification à la pièce ? Il n'en est heureusement rien : Yann Collette reste Yann Collette, c'est-à-dire un comédien de premier ordre qui nous livre le personnage de Winnie dans toute sa complexe humanité. De son côté Marc Paquien avec Catherine Frot et Pierre Banderet reste dans le registre d'une fidélité absolue aux indications scéniques de l'auteur (et dieu sait si elles sont nombreuses !), la seule liberté de manœuvre étant accordée au scénographe-peintre Gérard Didier. Reste bien sûr à Catherine Frot à assumer le rôle écrasant de Winnie. Elle le fait avec une véritable alacrité, et la question que le spectateur que je suis se pose est de savoir quel a été le rôle de directeur d'acteur qu'est et que doit être tout metteur en scène digne de ce nom. C'est en tout cas de la belle ouvrage qui, avec le spectacle de Blandine Savetier (impossible de les dissocier) renouvelle notre vision du chef d'œuvre de Beckett.

Jean-Pierre Han