Gilles Pastor ou les écrans de la douleur

Jean-Pierre Han

15 janvier 2012

in Critiques

Odette, apportez-moi mes morts ! par Gilles Pastor, créé aux Subsistances à Lyon, puis du 18 au 20 au Théâtre Garonne (Toulouse). Tél. : 04 78 39 10 02.

'' Odette, rendez-moi mes morts !'' est un spectacle tissé autour de l’absence, ou plutôt autour des absences, de celles qui ne cessent de s'affirmer encore et encore. Dès les cinq premières minutes, Gilles Pastor, l'auteur-metteur en scène, nous plonge dans un espace sans vie, dans une lumière glauque et incertaine qui appelle au recueillement autant qu’à la déploration. Au-dessus d’un sol constellé de confettis noirs, quatre écrans retransmettent en boucle l’image d’une station de ski l’été, où un télésiège tourne tristement à vide. Au fond de ce paysage maussade, quatre silhouettes de femme surgissent, à pas lents ; quatre sœurs, quatre veuves, qui ne livreront d’elles que leur prénom avant de s’engouffrer dans le récit de l’absence. Ce sont les « héroïnes » du spectacle, cependant, elles ne franchiront pas leurs écrans ; ni celui de la vidéo, ni celui de leur masque social. À travers ce rideau de pudeur, Gilles Pastor les amène à parler des maris qu’elles ont toutes les quatre perdus. Des témoignages qui s’accrochent tant bien que mal au factuel, comme par peur de basculer dans une émotion qui submerge : on y apprend la déliquescence de la maladie, on y croise – presque par hasard – les souvenirs émus des premières rencontres,… À ne regarder que l’image, on pourrait se croire dans un reportage banal, comme on en voit tant à la télévision. Il s’en dégage une ironie cruelle : la compassion s’use, on en vient finalement à se lasser de ces quatre tableaux, qui exhalent pourtant une souffrance insupportable, combattue sans relâche. Heureusement, le théâtre vient au secours du reportage et prend le relais de l’émotion. Un homme paraît ; il déambule entre les écrans, s’y attarde parfois. Il enfile différents costumes, commente ce qu’il voit par le détour de grands textes fondateurs, fond son ombre dans des vidéos de villages déserts. Il s’autorise aussi l’émotion que les veuves se refusent : ses sanglots et son regard perdu viennent faire écho aux mots tremblants des quatre sœurs. On apprécie ici la prestation de Jean-Philippe Salério, d’une finesse bouleversante, notamment lorsqu’il s’approprie les mots des veuves. Cependant, son rôle n’est pas clair, comme s’il vacillait sans cesse et ne parvenait pas à se fixer une fonction dans ce lieu du témoignage, où il demeure une béquille peu satisfaisante. Est-il chacun de ces maris disparus, spectateur du deuil depuis les limbes ? Est-il le visage social de la mort, allégorie perdue dans un non-lieu ? Est-il la douleur brute dissimulée dans le cœur de ces femmes ? Cette imprécision, loin d’enrichir le spectacle, laisse un goût d’inachevé qui dérange. Le travail scénographique et la création vidéo sont trop aboutis et trop soignés pour pouvoir tolérer ce flou qui règne autour du personnage. Au bout d’une heure, on reste sur sa faim, comme si on avait assisté non pas à une production cohérente, mais plutôt à une étape de création. Peut-être Gilles Pastor est-il encore trop proche de son sujet (l’une des veuves est sa mère) pour trouver la juste posture qui parlera à tous, débordant la simple anecdote familiale pour s’assumer comme création artistique entière. Ne manque que le recul de considérer cette douleur si intime comme un matériau qu’il faut modeler, pour la marier enfin au cadre esthétique qui l’appelle.

Chloé Vollmer-Lo