"L'activité quotidienne des esclaves reproduit l'esclavage" (Fredy Perlman)

Jean-Pierre Han

23 septembre 2011

in Chroniques

Dans un texte publié au début du mois d'août 2011 sur Mediapart, Nicolas Roméas appelle les représentants des partis politiques de gauche à prolonger leur intérêt estival pour l'art et la culture, afin de mettre ces enjeux au cœur des projets qu'il soumettront prochainement à l'épreuve électorale. Saisissant cette occasion de ranimer une attention souvent intermittente sur ces sujets, Diane Scott et Michel Simonot lui ont répondu en exposant un point de vue contradictoire sur l'articulation entre art, culture et politique. Les positions respectives sont cependant construites sur un substrat commun où les catégories déterminantes de nos sociétés ne sont pas problématisées.

Nicolas Roméas est ce qu'on peut appeler une figure contemporaine de la « contestation ». Il n'est guère besoin de compléter la formule par un domaine d'intervention, car l'on pourrait piocher partout des figures du même style sans que cela ne les distingue fondamentalement. Il suffit de noter que la liste de ces domaines recoupe à peu de choses près celle des ministères dont se dote la République. Ce pourrait donc tout aussi bien être la Culture que l’Éducation, la Recherche ou l'Environnement. Un office de cette « contestation » est de produire, de temps en temps, un appel à se lever contre le mauvais sort réservé à tel ou tel secteur de la société par les gestionnaires du moment. Nicolas Roméas a choisi le début du mois d'août pour accomplir son devoir, sans doute à l'occasion des quartiers d'été dont dispose la « contestation » dans les festivals qui se déroulent à cette époque – et qui ont été ostensiblement fréquentés par ceux des gestionnaires qui sont susceptibles de prendre la barre à l'issue des prochaines échéances électorales. Cet appel a suscité une réponse de la part de Diane Scott et Michel Simonot, publiée par la Revue des Livres. Ils y exposent la nudité de l’empereur en clamant à juste titre que le texte sentencieux de Nicolas Romeas est plus apparenté à la notice de conseil en management qu'à une critique radicale des ressorts de notre époque. A-t-il conscience que son discours est celui d'un directeur de ressources humaines et que cela rend complètement dérisoire ses plaintes contre les déterminations économiques et les jeux de pouvoir ? Inconscience de classe, plus probablement... Dans la dernière partie de leur réponse, Scott et Simonot engagent le débat en rappelant que, sous son apparente innocuité, le propos de Roméas véhicule cependant des représentations dont les effets concrets sont de borner un terrain sur lequel ne peuvent opérer que les catégories par ailleurs dénoncées. Débat avorté, en ce qui concerne Roméas, puisque celui-ci a signifié une fin de non recevoir d'une manière qui prolonge en quelque sorte l'alignement de son texte initial sur les fausses (bonnes) consciences de notre époque. Indéfectibilité et non culpabilité semblent être les tréteaux d'où l'on s'estime légitime à déverser l'insulte et distribuer l’opprobre. Le tableau est navrant.

Malgré cette interruption cavalière et précoce des échanges marquée par la mauvaise humeur, les positions respectives des protagonistes méritent d'être à nouveau confrontées, car elles n'échappent, ni l'une ni l'autre, à la critique. Elles illustrent en effet, chacune dans leur registre, un certain volontarisme idéaliste qui ne prend pas la mesure des déterminations sur lesquelles reposent malheureusement nos sociétés capitalistes avancées et, simultanément, en naturalise les phénomènes en ne voyant pas leur caractère historiquement spécifique. Roméas semble voir dans l'art un outil privilégié pour produire les signes du commun qui, tout à la fois, exprimeraient et alimenteraient un travail d'animation socioculturelle – l'éducation populaire – à laquelle il prête des vertus magiques et bénéfiques en terme d'élaboration politique. Scott et Simonot revendiquent de leur côté une autonomie de la création artistique, qui ferait état fondamentalement d'une différence et ne peut donc s'inscrire dans la culture commune qu'au terme d'un processus historique dont les détours ne peuvent constituer la vérité d'une politique. On voit donc que s'affrontent deux conceptions du rapport entre culture et politique. Chez Roméas, une attention préalable aux modalités dans lesquelles s'élabore la production artistique – et donc culturelle, par l'entremise de l'éducation populaire – constitue le terreau nécessaire à partir duquel fleurissent les projets politiques pertinents. Pour Scott et Simonot, c'est le travail de transformation politique qui est un prérequis pour que la culture ne s’abîme pas dans la reproduction du monde tel qu'il (ne) va (pas) – à commencer par l'inclusion de l'art dans une vision instrumentale de la culture.

Le processus idéal décrit et revendiqué par Roméas semble a priori un concentré de toutes les valeurs positives que la gauche porte contre vents et marées face au déploiement des contraintes du capitalisme. C'est pourtant, paradoxalement, le marqueur d'une soumission aveugle et radicale à sa mécanique intime puisque, au-delà des mots d'ordre affichés superficiellement, ce que Roméas reprend dans ses propositions, c'est le mouvement même de la valeur économique qui induit de façon automatique et impersonnelle cette synthèse sociale particulière que nous nommons système capitaliste. Car, bien sûr, avant de déterminer les phénomènes de domination qui en découlent, ce système est avant tout celui du fétichisme de la marchandise, c'est-à-dire le fait de confier à la production et la mise en circulation des choses connectées les unes aux autres par des dimensions abstraites et totalisantes – telle que leur valeur – le rôle de nous intégrer, en tant qu'agent et non pas acteur, à l'ensemble de la société[1]. C'est un fétichisme dans la mesure où, dans le moment même où nous participons à ce mouvement, nous en oublions l'origine au point de faire de ce mouvement un phénomène « naturel ». Lorsqu'il revient face à nous de façon hostile, nous y ajoutons la fausse conscience de la lutte contre le dominant qui n'est pourtant lui-même qu'un autre rouage, tout comme nous, mais avec le rôle du gagnant dans cette pantomime. Ainsi, dans la position défendue par Roméas, nous retrouvons, transposés dans un secteur particulier, tous les éléments de la petite mécanique du capitalisme. L'art en tant que producteur de signes est le fournisseur de la culture comme espace de mise en circulation de ces signes, d'où émerge enfin explicitement une synthèse sociale qui était déjà là contenue virtuellement dans le signe produit. L'art comme usine, la culture comme marché, le signe comme fétiche support du lien social. Tout cela pour la reproduction du même dans un perpétuel bouleversement sans aucun effet émancipateur. Il y a des projets politiques plus pertinents que d'approfondir le capitalisme en renforçant les mécaniques impersonnelles et abstraites qui s'interposent entre la production et la circulation des signes – et des choses en général – après qu'on en ait fait des sphères séparées. Faut-il reprocher à Roméas une posture anticapitaliste qui n'est que superficielle ? Certes non, tant qu'il ne cherche qu'à interpeller une gauche qui ne l'est guère moins en se contentant de cibler l'ultralibéralisme pour mieux accepter par ailleurs toutes ses catégories fondamentales. On peut au moins lui rappeler que les distinctions qu'il opère entre les hiérarchies du symbolique et celles de l'économique sont bien illusoires à l'époque du capitalisme : en effet, la production de signes ne lui échappe pas[2] et la volonté de préserver un quant à soi surplombant n'y change rien.

La proposition de Scott et Simonot – d'abord re-politiser le politique – sous-tend implicitement deux acceptions du terme politique, car cela n'aurait pas de sens de les accoler de manière tautologique. Dans la première, il s'agit manifestement d'indiquer la primauté des processus délibératifs, et parfois conflictuels, où chacun doit pouvoir – et doit tout court – s'impliquer à hauteur des effets que les décisions collectives peuvent avoir sur sa propre situation. C'est le modèle de la démocratie participative et citoyenne, avant que ces termes ne soient complètement affadis par les conseillers en communication de tous bords. La deuxième acception est celle des jeux de pouvoir qui se tissent autour des mécanismes de la représentation et dont on soupçonne qu'ils sont détournés au profit d'intérêts particuliers. La perspective est de remettre dans l'espace public des enjeux et des options qui en sont écartés par l'habileté des dominants et la démobilisation des dominés, et de retrouver une capacité à ce que ces derniers pèsent à nouveau dans la trajectoire que les instances politiques sont en mesure d'imprimer à nos sociétés. Mais, une fois rétablies les conditions du volontarisme, ces instances pourraient-elles agir réellement avec suffisamment d'autonomie ? Autrement dit, est-ce que le politique constitue une cible pertinente pour un processus de re-politisation ? La réponse est clairement non dans une société capitaliste – qu'elles que soient les variantes : libérale, keynésienne, planifiée, autogestionnaire... – , car les instances politiques en sont organiquement dépendantes à partir du moment où elles se donnent comme unique levier d'infléchir la redistribution des richesses abstraites accumulées dans la sphère économique. Que cette accumulation fonctionne et son caractère fétiche nous entraîne à consommer indéfiniment nos vies dans son déploiement automate. Qu'elle ne fonctionne plus et la sphère politique s'écroule en voyant s'effondrer sous ses pieds ce qui la soutenait. S'il y a des dimensions à re-politiser, c'est-à-dire soumettre à la critique, ce sont toutes celles que nous laissons dans l'angle mort de l'inconscience fétichiste en les considérant comme des données naturelles et incontournables, des fondements soi-disant trans-historiques de toute société humaine et qui ne sont que des catégories spécifiques au capitalisme. Adorno a fourni quelques arguments dans sa Théorie esthétique pour inclure l'art dans la liste.

Éric Arrivé

Notes

[1] Le type de société qui en résulte est, tout à la fois, homogénéisée pour que la dimension abstraite des choses trouve un terrain unifié propice à son déploiement, et parcellisée car les supports concrets par lesquels transite cette dimension abstraite pour se régénérer doivent se démultiplier dans toutes les variétés possibles pour occuper toutes les opportunités de valorisation. C'est la juxtaposition des enclos à perte de vue.

[2] En un sens, la production de signes est même le principal ressort de la mécanique capitaliste puisque son fondement est dans le caractère fétiche de la marchandise (ce serait un contre-sens de le réduire à la soumission aux diktats publicitaires, par ailleurs).