Le Festival d'Avignon en mémoire

Jean-Pierre Han

1 septembre 2011

in Chroniques

Avignon, son festival, ses remparts, son palais des Papes, sa foule de touristes, pas tous amateurs de théâtre, ressemblait cette année un peu plus que d'ordinaire à une véritable Foire aux vanités, pour reprendre le titre du roman de William Thackeray. C'est vrai que nous sommes à huit mois des prochaines élections présidentielles, et donc nombre d'hommes et de femmes politiques, candidats ou pas, sont venus faire leur parade. Le premier d'entre eux, notre actuel ministre de la Culture, c'est tout naturel, pour faire une conférence de presse et affirmer qu'il était très content de son travail concernant le spectacle vivant, bref, que tout allait très bien madame la marquise. Les sifflets appuyés à son apparition lors de la première du spectacle de l'artiste associé de l'année, Boris Charmatz, Enfant, dans la cour d'Honneur du palais des Papes, n'étant guère de nature à lui faire perdre sa bonne humeur. Et c'est vrai que l'on a rarement vu un ministre de la Culture être autant aux petits soins pour ce festival, « in » et « off » compris, allant jusqu'à le défendre contre les propos d'aigris (Arditi, Luchini…) chagrinés que l'actuelle direction ne reconnaisse pas leur grandissime talent au point d'oublier de les programmer. On aura également noté l'hommage appuyé du ministre sur l'excellence de l'édition 2011, félicitant nommément Hortense Archambault et Vincent Baudriller pour « cette réussite » et souhaitant « qu’ils puissent mener à bien le chantier de La Fabrique, salle de répétition du Festival, localisée dans le quartier de Monclar d’Avignon, dont la livraison est prévue en mai 2013 »… Remarquons que le ministre ne souhaite pas à l'actuel duo directorial de poursuivre son action si « réussie » au Festival même, après la fin de leur mandat en 2013, puisque peu de temps après l'avoir prolongé il proposait de le remplacer par Olivier Py, éjecté de la manière élégante qui est la marque de fabrique de l'actuel gouvernement, du Théâtre de l'Odéon, car il fallait caser à tout prix Luc Bondy qui sera, lors de sa prise de fonction, à un peu moins de deux ans de la retraite… Mais qu'à cela ne tienne, « on » fera une petite exception comme « on » en a fait d'autres dans d'autres domaines. Petites manœuvres avec félicitations à tous les « remerciés » pour l'excellence de leur travail… Voilà pour le ministre qui ouvrit donc le bal des prétendants qui, tous, vinrent faire trois petits tours ici et là, c'est-à-dire dans le « in », et dans le « off » pour faire populaire, avant de s'en retourner, heureux de la valse et du devoir accompli (il n'y a guère que Martine Aubry pour être restée une semaine entière : on va finir par croire qu'elle aime le théâtre !)…

Il est vrai que puisque désormais l'aune de toute réalisation artistique se mesure au taux de remplissage des salles et des caisses, il y a tout lieu de se féliciter du succès du Festival d'Avignon. D'année en année, la jauge globale du festival avoisine les 100% : de quoi se frotter les mains, et de déduire très rapidement que la qualité des spectacles proposés y est pour quelque chose. Ce qui est, bien sûr, aller un peu vite en besogne. Mais incontestablement Hortense Archambault et Vincent Baudriller, après la déconvenue de 2005, savent y faire. Dans la description qu'il faisait du théâtre des année 1990, Jean Jourdheuil expliquait clairement que les spectacles « entretiennent les uns avec les autres des relations aléatoires comme dans les mouvements browniens », et il ajoutait que « ces spectacles se présentent aux spectateurs comme les marchandises sur les rayonnages d'un supermarché, dans ce que Heidegger appelait ”une uniformité sans distance” animée seulement par les campagnes de promotion ». Le mouvement décrit par Jourdheuil n'a fait, depuis, que se développer de manière irréversible. On trouvait ainsi de tout, pour tous les goûts, par-delà l' « uniformité » décrite par Heidegger, dans la programmation bien achalandée du festival de cette année. Impossible, dans ces conditions, de ne pas être satisfait par un « produit », même au détriment d'un autre, sur « les rayonnages du supermarché » avignonnais. Reste toutefois le problème de l'étiquetage et de la fraude en la matière : faire passer des spectacles pour ce qu'ils ne sont pas – novateurs, audacieux, engagés dans d'authentiques processus de création et de réflexion, et donc politisés dans le sens noble du terme, alors qu'ils ne sont que des produits de fabrication courante, recyclages de ce qui a déjà été fait ailleurs, autrefois, sous-produits de la mode ambiante et de l'idéologie dominante – est malheureusement monnaie courante. Pour mieux emballer le tout, ce qui se multiplie de manière exponentielle ce sont « les campagnes de promotion », c'est-à-dire finalement tout ce qui ne ressortit pas directement aux spectacles eux-mêmes, présentations, colloques, discussions, réunions en tous genres, etc. À cet effet le Festival sort même un petit opuscule plutôt copieux pour détailler au jour le jour les manifestations du genre. Toute la gent « professionnelle » y participe allègrement (je me comprends dans le lot !), d'une manière ou d'une autre… Le phénomène – la formule est reprise (ou a été inventée) dans les institutions non festivalières, théâtres nationaux, centres dramatiques, scènes nationales, etc. – est désormais bien avalisé : aucune raison pour qu'il s'arrête et ne continue pas à se développer. Ainsi « muni », guidé, voire « encadré », le spectateur aura donc la possibilité de choisir le spectacle de son cœur ou de son goût. Qui ne saurait être satisfait ?

Plus d'un mois après les réjouissances en direct, que reste-t-il de notre marché ? J'entends bien que répondre « pas grand-chose » n'est guère charitable, même si cela correspond à ma stricte vérité. Dégonflés les enthousiasmes hâtifs et les énervements non moins hâtifs. De toutes façons nous aurons l'occasion de raviver notre mémoire « défaillante » : tous les spectacles de la programmation du Festival sont à l'affiche des théâtres cette saison, retravaillés, modifiés, il va sans dire, ne serait-ce que pour s'adapter aux nouvelles conditions de représentations. C'est que les spectacles programmés ne le sont que parce qu'ils sont co-produits par d'autres structures, le Festival n'ayant pas la capacité financière pour produire seul. La foire, c'est bien connu, a le don d'exacerber les sentiments et les réactions. L'édition 2011 du Festival n'aura pas échappé à la règle. Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que certains enthousiasmes paraissent surfaits. L'art du théâtre étant par excellence celui de la mémoire, à deux temps comme disait le philosophe et critique dramatique Henri Gouhier, le fait que la dernière édition du Festival m'ait laissé aussi peu de traces ne manque pas de m'interroger. Comme si rien n'avait travaillé en moi. Il y avait pourtant, je le répète, une certaine diversité de spectacles propre à satisfaire les individus les plus mal intentionnés (dont je ne suis certes pas) à l'encontre du Festival. Si, pourtant, certaines images du Jan Karski (mon nom est une fiction) mis en scène par Arthur Nauzyciel me reviennent à l'esprit, pas celles d'ailleurs auxquelles on pourrait s'attendre, à cause de la belle prestation – mais elle reste une belle prestation, uniquement théâtrale –, mais d'autres, plus incongrues, comme celle des pas de claquettes qu'effectue Arthur Nauzyciel alors que nous sommes en pleine description du ghetto de Varsovie et de la Shoah… À la vision du spectacle fidèlement tiré du livre de Yannick Haenel présenté en ouverture (plutôt austère !) du Festival j'avais été plus circonspect. Mais pour le reste, oubliés les audaces et autres provocations d'Au moins j'aurai laissé un beau cadavre, évocation du « putain de dépressif d'Hamlet » par Vincent Macaigne, la dernière coqueluche à la mode, oubliée la fausse poésie de Pascal Rambert dans Clôture de l'amour, oubliés le ratage de Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme de la découverte un peu trop célébrée l'année dernière, Angelica Liddell, oubliés les agacements provoqués par Mademoiselle Julie de Strindberg revue et corrigée à la mode chic et choc, et même avec la star Juliette Binoche, tout comme le décevant Yahia Aïch, Amnesia des tunisiens Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi… Quant au tant attendu Des femmes qui regroupait trois tragédies de Sophocle, Les Trachiniennes, Antigone et Électre par Wajdi Mouawad, autre véritable favori du Festival, il ne valait que par la très forte présence-absence (sa voix était enregistrée, la musique l'accompagnant en live) du représentant du chœur, Bertrand Cantat pour qui l'auteur-metteur en scène semble avoir, en très forte amitié, quasiment monté le spectacle…

Alors ? « Uniformisation » de la production théâtrale, pouvant donner des résultats spectaculaires très diversifiés, mais dans son développement, c'est-à-dire dans sa conception, sa manière d'envisager le phénomène théâtral ? La question mériterait, à l'heure européenne tant vantée, d'être creusée. Celle-là et quelques autres du même ordre. Mais n'est-il pas déjà trop tard ? Depuis la deuxième moitié des années 70, selon Jourdheuil…

Un dernier souvenir concernant le tant attendu Cesena de la grande chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker donné dans la Cour d'honneur du Palais des papes vers 4 heures et demie du matin, dans l'attente du lever du soleil, avec jeu de reflets avec les rayons dudit soleil une heure et demie plus tard. Dois-je dire qu'il m'a complètement échappé faute de… soleil ! Le jour peinant à se lever et ne se levant pour ainsi presque pas, ce ne fut pour moi qu'un jeu d'ombres. C'est sans doute l'image non dénuée de beauté que je garde du Festival...

Jean-Pierre Han