Avignon 2011. Ouverture

Jean-Pierre Han

10 juillet 2011

in Critiques

Jan Karski (mon nom est une fiction), d'après Yannick Haenel. Mise en scène d'Arthur Nauzyciel. Opéra-Théâtre à Avignon. Jusqu'au 16 juillet à 18 heures. Tél. : 04 90 14 14 14

La 65e édition du festival d'Avignon s'ouvre sur un air de gravité. Il n'est qu'à lire l'éditorial du programme des deux directeurs, Vincent Baudriller et Hortense Archambault, renouvelés pour trois ans, mais à qui l'Etat a déjà proposé un successeur (!), pour en être convaincu. Longue citation de Jacques Derrida où il est question de l'Europe, rappel du nouveau modèle de société pensé par le Conseil national de la résistance au lendemain de Deuxième Guerre mondiale, un modèle mis à mal par l'actuel gouvernement, rappel des enjeux de la démocratie, et j'en passe. Comme la confirmation de ces propos, c'est un spectacle pour le moins lourd (de sens) qui a ouvert cette édition. Rien moins que le rappel de l'Holocauste, avec l'adaptation du livre de Yannick Haenel, Jan Karski, par le metteur en scène Arthur Nauzyciel. Le livre, on le sait, avait provoqué quelques remous à sa parution, en 2009. Ce que l'on reprochait alors à Yannick Haenel c'était de s'être, dans la troisième partie de son livre, approprié la personnalité de Jan Karski et d'en avoir tiré une fiction, donc, et d'être entré, selon essentiellement Claude Lanzmann et des historiens comme Annette Wieviorka, dans un processus de fausseté voire de mensonge. L'ouvrage de Yannick Haenel, c'est vrai, et à ce niveau l'adaptation et le spectacle d'Arthur Nauzyciel lui sont parfaitement fidèles, est composé de trois parties, la première reprenant les paroles de Jan Karski – qui fut le premier à témoigner, en vain, de ce qu'il avait vu dans le ghetto de Varsovie puis dans un camp d'extermination – tirées de l'entretien qu'il avait eu avec Lanzmann pour son film Shoah, la deuxième résumant ses propos dans son livre, Story of a secret state. Alors que dans la dernière partie le romancier tente effectivement de retracer des épisodes de la vie du résistant polonais. Le travail d'Arthur Nauzyciel suit pour ainsi dire à la lettre l'ouvrage de Yannick Haenel, et les solutions trouvées pour donner à voir et à entendre la parole de Jan Karski sont d'une rugueuse austérité, et d'une redoutable efficacité, notamment dans la deuxième partie avec la vidéo suivant le tracé du ghetto de Varsovie signée Miroslaw Balka. Très paradoxalement les affaires se gâtent avec la troisième partie, celle de la fiction, donc celle de la représentation, du spectacle. Le rideau se lève sur un véritable décor de théâtre fidèle réplique d'un couloir de l'opéra de Vienne… on entend au lointain des applaudissements et de brefs morceaux de musique ; reste au théâtre à faire son œuvre. Et spectacle alors il y a avec un Laurent Poitrenaux comme souvent étonnant, pour ne pas dire époustouflant, qui se met à incarner (c'est vraiment le terme) le personnage de Jan Karski. Et pourtant un sentiment de malaise se fait jour, non pas par rapport au sujet évoqué, mais parce que la discordance entre la parole de témoignage rend caduque et affaiblit celle de la fiction. La question n'étant pas de savoir si Haenel avait toute légitimité d'entreprendre sa démarche, mais bien de savoir quelle est l'efficacité de son propos. Elle devient ici, malgré le soin et la qualité de la mise en scène, malgré la dureté des propos et des accusations portées par Jan Karski à l'encontre des grands du monde libre d'alors, presque dérisoire. Alors reviennent à l'esprit les questions que se posaient par exemple un Adorno concernant toute parole et toute écriture sur et après l'Holocauste. Alors reviennent aussi à l'esprit les questions que posaient Jacques Delcuvellerie à propos du génocide du Rwanda, proposant dans son spectacle dont une ébauche avait, à l'époque, été présentée au Festival d'Avignon, cinq essais de représentation (mais aucune ne relevait de la fiction) de l'indicible. Il s'agissait de Rwanda 94. Jan Karski (mon nom est une fiction), en tout cas nous contraint à nous poser ce type de question.

Jean-Pierre Han