Conserves culturelles

Jean-Pierre Han

18 juin 2011

in Critiques

Que faire ? de Jean-Charles Masséra et Benoît Lambert. Théâtre national de la Colline. Jusqu'au 30 juin, puis tournée à partir de la saison prochaine. Tél. : 01 44 62 52 52.

Le duo formé par l'écrivain Jean-Charles Massera et le metteur en scène Benoît Lambert, avec ce troisième opus commun (pas le dernier, du moins on l'espère), qui fait suite à We are la France et à We are l'Europe, nous offre un spectacle jubilatoire, une grande bouffée d'air dans l'atmosphère empesée de la très libérale sarkozie ambiante. Le duo fonctionne désormais dans une parfaite symbiose, jusque dans les moindres détails, et il a le bon goût d'inviter à leur fête-massacre quelques convives de haute tenue : Descartes, Kant (mais oui!), Proudhon, Marx, Flaubert, Nietzsche, Lénine, Deleuze, Guattari, Vaneigem, etc. Un rassemblement plutôt hétéroclite, direz-vous ? Pas du tout. Le choix des textes est pertinent et étonnant, comme celui signé Maupassant (un révolutionnaire ?!). Benoît Lambert qui est un expert en matière de montage (il n'en est pas à son coup d'essai), enrôle tout ce beau monde pour mettre à bas quelques "idées" culturelles qui nous servent d'alibi de pensée. Peu après mai 68 Roger Planchon avait commis une Contestation et la mise en pièce de la plus illustre des tragédies, Le Cid de Pierre Corneille, suivies d'une mise à mort de l'auteur et d'une distribution gracieuse de diverses conserves culturelles ; Jean-Charles Massera et Benoît Lambert sont sur la même dynamique et élargissent le propos en s'en prenant non plus à une seule pièce de théâtre aussi emblématique et prestigieuse soit-elle, mais à l'ensemble de notre patrimoine culturel, et même un peu plus. Et voici donc, sur scène, un formidable duo de clowns dans la tradition des plus grands, comme Karl Valentin et Liesl Karlstadt (ces clowns qui influencèrent tant Bertolt Brecht), lui, François Chattot, immense dans tous les sens du terme, à la placidité mise à rude épreuve, volontairement en retrait pour laisser sa compagne, Martine Schambacher, extraordinaire et véritable boule de nerfs, faire feu de tout bois. À eux deux ils nous rejouent Boubou et Pecu (Bouvard et Pécuchet) dans la composition de leur Dictionnaire des idées reçues.Tout cela dans leur coin cuisine qui ouvre sur un vaste espace vide (le tout signé Antoine Franchet) qu'ils transformeront, avec quelques livres et deux micros en une tribune de la pensée galopante. C'est drôle, irrésistiblement drôle, parce qu'acide, et parce qu'en tant que metteur en scène, Benoît Lambert fait, lui aussi, feu de tout bois, empruntant à tous les registres de jeu, comédie, cabaret, music-hall… qu'il a expérimenté par ailleurs, dans d'autres spectacles, avec profit. Ne restera bientôt plus sur scène qu'un champ de bataille et, les deux clowns par ailleurs si tendres l'un envers l'autre, car il y a aussi de la tendresse dans ce spectacle, et c'est peut-être cela la nouveauté dans ce type de spectacle, pour répondre à la question du titre empruntée à Lénine : Que faire? Pour la réponse, je renvoie à cette citation qu'Alfred Jarry met dans la bouche de son père Ubu dans Ubu enchaîné : « « Cornegidouille ! Nous n'aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! »

Jean-Pierre Han