Un moment d'humanité

Jean-Pierre Han

5 avril 2011

in Critiques

La Maison de Marguerite Duras. Mise en scène de Jeanne Champagne. Théâtre du Lucernaire, à Paris. À 18 h 30. Tél. : 01 45 44 57 34.

Trois femmes (« Trois vies » aurait dit Gertrude Stein) nous offrent au Lucernaire un rare moment de bonheur, un rare moment de vie. Marguerite Duras, Jeanne Champagne et Tania Torrens, trio gagnant qui nous avait déjà subjugué dans Écrire, un spectacle créé à la Scène nationale de Châteauroux l'année dernière (qui sera enfin repris la saison prochaine à Paris au théâtre de l'Atalante), nous accueille dans la Maison, un texte de la première nommée, mis en scène par la deuxième et interprété par la troisième. Dans une sorte de continuité naturelle, de l'une à l'autre, de l'une vers les autres, dans un mouvement d'une calme intensité. C'est un fait, Jeanne Champagne et Tania Torrens habitent désormais, très naturellement – un naturel qui vient d'une longue fréquentation et d'un véritable travail – la langue et l'univers de Marguerite Duras jusque dans ses recoins les plus secrets. On les retrouve d'ailleurs dans un troisième opus de l'auteur, L'Eden cinéma. Dans Écrire, Marguerite Duras rendait compte de la matérialité de l'écriture, de son écriture. C'est d'une autre matérialité dont il est question dans la Maison, celle de nourritures terrestres : durant tout le spectacle Tania Torrens épluche des légumes pour préparer, avec une réelle savoureuse gourmandise, une soupe aux poireaux… D'une matérialité l'autre, il n'y a pas vraiment rupture, mais bien continuité que la parole et l'humanité de Tania Torrens mettent subtilement au jour dans une sorte d'offrande au public… Durant la tache ménagère de l'épluchage de légumes, elle dévide et décrit ce qu'un esprit pressé pourrait prendre pour des petits riens de la vie, mais qui constituent pourtant son essence même. À un bout de la table de cuisine, la machine à écrire est toujours bien là, au repos pourrait-on dire, dans une sorte de rappel du métier d'écrivain de l'auteur. La vie passe au cœur de la demeure de Marguerite Duras. L'expression de « lieu de vie » prend ici tout son sens, tout comme elle faisait sens dans Écrire où elle était superposée au « lieu d'écriture »… Le tressage de textes opéré par Jeanne Champagne dévoile un personnage étonnant, d'une ironique lucidité, féministe – toujours – dans le meilleur et juste sens du terme… Avec un travail commun entre la metteur en scène et sa comédienne, dans un constant approfondissement de la langue (cent fois sur le métier…), au cœur d'une équipe depuis longtemps soudée sachant capter les moindres intonations de l'une et de l'autre ; Gérard Didier pour les décors, Patrick Thévenon pour la lumière… Et puis comme toujours, pour opérer cette offrande, c'en est réellement une, cette grande comédienne qu'est Tania Torrens qui nous tient au creux de sa main une heure durant, distillant les paroles de Marguerite Duras avec un plaisir évident que nous ne pouvons que partager.

Jean-Pierre Han