De Téhéran, un aperçu… théâtral ?

Jean-Pierre Han

23 mars 2011

in Chroniques

Du théâtre contemporain iranien, autant l’avouer immédiatement, je ne connaissais pratiquement rien, tout au plus avais-je fréquenté à Paris l’auteur, metteur en scène et exilé politique Kazem Sharyari. Dix jours plus tard, avec vingt-quatre spectacles en farsi, ingurgités pour les besoins d’un jury lors du festival Fadjr à Téhéran qui en est à sa vingt-neuvième édition, je ne suis pas sûr du tout d’en savoir beaucoup plus. Ce n’est franchement pas par manque de volonté ni de curiosité, mais les événements en ont peut-être décidé autrement. Durant ces dix jours de présentation de spectacles (à partir du 10 février dernier) eurent lieu deux manifestations contre le gouvernement, le tout s’inscrivant dans l’embrasement général qui s’est répandu en Tunisie, en Egypte, en Libye et quelques autres pays. Curieuse sensation ici, à Téhéran, de ne pas être très loin de l’œil du cyclone, ce qui confère aux informations télévisuelles (en farsi, en arabe et en anglais) une étrange coloration. Et alors qu’une atmosphère trouble s’abattait sur la ville, Internet et mobiles coupés, continuer contre vents et marées à aller voir des spectacles relevait d’une étrange et pour tout dire fort déplacée obstination. Je songeais au Balcon de Genet dans lequel pendant que les cérémonies se déroulent à l’intérieur d’un bordel, une révolution gronde à l’extérieur. Cela relève d’une belle mise en abyme. C’est toujours du théâtre… Je songeais à cette autre pièce qui montre des comédiens en pleine répétition alors qu’à l’extérieur les émeutes font rage. Que faire ? Continuer à participer à un festival officiel et l’avaliser ainsi par sa seule présence, ou claquer la porte et partir ? Rester pour témoigner ? Mais de quoi ? Dans le seul domaine théâtral aller à la rencontre de compagnies ayant refusé de venir s’exhiber au Fadjr festival pouvait se révéler passionnant, tout comme il aurait été passionnant de pouvoir assister au travail de cette troupe du sud de Téhéran montant Le Cercle de craie caucasien avec 70 acteurs, amateurs et professionnels mêlés. Allez savoir pourquoi ( !) il n’a pas été possible de les voir… les circonstances comme on dit pudiquement. Reste que le fait de savoir que de telles expériences existent rassure.

Sentiment de frustration immense à passer la première journée de manifestations à regarder dans le hall du Théâtre Talaré Vadhat, centre névralgique du festival situé au cœur de la ville où se tenait parallèlement un marché du théâtre (au moins les choses sont claires : ici on achète et on vend des spectacles), Romeo Castellucci bricoler avec les techniciens le dispositif de sa performance. Car le « grand » Romeo Castellucci était l’invité du festival, tout comme le metteur en scène allemand Peter Stein, qui recevra le Prix Europe pour le théâtre à Saint-Petersbourg en avril prochain ; des « stars » pour asseoir la crédibilité et l’honorabilité de ce festival international. Rien que du très banal. Coincé là dans le hall à regarder Castellucci échouer dans sa tentative de faire fonctionner son dispositif (la séance sera annulée), dans l’impossibilité de rejoindre mes camarades du jury enfermés, eux, dans le bastion du Théâtre de Ville où des représentations auront quand même lieu (décision de dernière minute !), la vacuité est dure à vivre ! Des fenêtres des bureaux du Théâtre de la Ville, autre spectacle, ils me diront avoir assisté à quelques faits et gestes plutôt violents de la manifestation. En bas, dans la rue, quelques acteurs estoniens qui crurent bon de prendre des photos seront immédiatement embarqués et relâchés le soir tard, clichés confisqué, ça va de soi…

Dans un coin du hall du Théâtre Vadhat, Ali, l’un des responsables du festival est assis, ou plutôt, effondré à même le sol, sans que l’on sache si c’est à cause des événements qui se déroulent au-dehors (et qui feront officiellement deux morts dont un étudiant en théâtre, paraît-il, précision bien dérisoire) ou si c’est parce que le dispositif de Castellucci ne fonctionne pas, ou encore parce qu’il ne sait pas quoi faire de moi, et que surtout je ne suis pas avec les autres membres du jury à visionner un spectacle (ce que la direction lui reprochera plus tard). « J’ai un œil qui rie et l’autre qui pleure », me dit-il d’un air sombre. J’ignore ou veut ignorer ce qui le fait rire ; je sais ce qui le fait pleurer…

Qu’est-ce que le théâtre s’il n’est pas donné dans un environnement vivant lui aussi ? Aller voir des spectacles, avec l’impossibilité entre temps de respirer l’air de la ville, c’est comme les voir aseptisés. Durant les journées « chaudes », les organisateurs soucieux de notre sécurité nous « déconseillent » fortement de sortir… Je vois de la porte de mon hôtel un alignement de cars venus sans doute de nombreuses régions du pays et desquels descendent dans un grand état de tension des miliciens convoqués pour « encadrer » ou plus exactement contrecarrer la manifestation annoncée. Nous nous bornons à faire ensuite quelques timides incursions « accompagnées » dans la ville (au bazar), le temps de voir le portrait des leaders de l’opposition pendus en effigie. Les nouvelles dans cet espace sont contradictoires ; chacun y va de ses suppositions, mais lorsque vous voyez revenir un de vos interlocuteurs blême après s’être renseigné sur l’état de la situation, vous n’avez plus trop envie de discutailler. Vous finissez d’ailleurs par ne plus comprendre grand-chose lorsque vous apprenez que le cinéaste Jafar Panahi, dont toute la presse relate qu’il a été condamné à six ans de prison, est libre de ses mouvements jusqu’à son procès, qu’il a déjeuné avec le directeur du Théâtre des Amandiers de Nanterre, Jean-Louis Martinelli, présent sur place pour diriger un atelier, toujours dans le cadre du Festival… Et pendant ce temps-là la télévision passe en boucle des images de la commémoration de la Révolution…

La vie dans la ville cependant demeure intense. Les théâtres regorgent de monde, avec un public jeune qui se presse aux portes des salles du Théâtre de la Ville par exemple, immense bâtisse ronde abritant plusieurs (quatre ou cinq) salles de spectacle et une fourmilière de bureaux. Labyrinthe entièrement dédié au théâtre. À la fois asile, bastion fermé sur lui-même et qui pourrait aisément soutenir n’importe quel siège. Tout ce qui s’y donne pourtant, et c’est là une des caractéristiques de l’ensemble des spectacles que j’ai pu découvrir, est très largement ouvert sur les affaires du monde, de notre monde. Ce sont les bouleversements, les conflits et les guerres qui sont, d’une manière ou d’une autre, très largement évoqués. Le jeu, censure oblige, consistant à dire et à montrer tout en disant et en ne montrant pas, à évoquer certaines situations lointaines qui, bien sûr, n’ont strictement rien à voir avec la situation présente, etc. C’est une véritable jeu de cache-cache, tout en allusions, en déplacements, en faux-semblants qui est ainsi mis en place. Le public, complice, est expert dans l’art du décryptage, et la moindre pièce, même la plus banale est soumise à cette opération. À ce jeu, bien sûr, Shakespeare, une fois de plus, est mis à contribution. Combien de Hamlet, de Macbeth ont ainsi été présentés. Il y eut même un Maclet (contraction des deux noms) proposé par le metteur en scène Khajeh Ghasem Notfi Pasha !… La comédie du pouvoir est toujours mise en avant, mais c’est toujours ailleurs… autrefois (à l’époque du Shah par exemple), comme dans le beau Royal Highness de Hosein Pakdel. Beckett, Gogol, Goethe à travers le personnage de Faust et… Brecht bien entendu, pas le moins efficace, sont avec plus ou moins de bonheur mis à contribution et nous parlent tous de l’Iran d’aujourd’hui. Tout comme certains auteurs contemporains qu’il serait bon de suivre : Arah Abessi avec Lobby ou encore Merhdad Rayani Makhsous avec The Swine flu (la grippe porcine) qui plongent au cœur même des problématiques de leur pays. Ce qui demeure l’essentiel.

Jean-Pierre Han