Un chef d'œuvre

Jean-Pierre Han

20 mars 2011

in Critiques

Long voyage du jour à la nuit d'Eugène O'Neill. Mise en scène de Célie Pauthe. Théâtre de la Colline à Paris. Jusqu'au 9 avril à 20 heures. Tél. : 01 44 62 52 52.

Avec une tranquille et discrète détermination, la jeune metteur en scène Célie Pauthe est en train de s'installer à l'une des toutes premières places de la scène théâtrale française. Hors de tout effet de mode sa mise en scène de Long voyage du jour à la nuit du dramaturge américain Eugène O'Neill disparu en 1953, nous le confirme avec force. Si le premier acte du metteur en scène consiste à choisir avec pertinence l'œuvre qu'il entend présenter, alors Célie Pauthe, suivant en cela le conseil que lui avait donné Alain Ollivier dont elle a été l'assistante et à qui elle dédie le spectacle, a eu la main heureuse. La pièce d'O'Neill plus connue sous le titre de Long voyage vers la nuit, mais le changement opéré par la traductrice Françoise Morvan est comme souvent juste et pertinent, avant-dernière œuvre de celui qui est considéré comme le « père » du théâtre américain contemporain, enserre dans ses mailles pour les nouer à tout jamais roman (si peu romancé) familial et destinée tragique. Toutes choses présentes dans l'ensemble de son œuvre (dans Le Deuil sied à Électre ou Le Marchand de glace est passé pour ne citer que deux exemples) forte d'une quarantaine de pièces. Pour cette tragédie à quatre personnages avec un quatuor familial composé du père, acteur qui a eu son heure de gloire, mais a préféré assurer ses arrières (c'est un grippe-sous) et renoncer à une véritable carrière artistique digne de ce nom en jouant jusqu'à plus soif une médiocre pièce à succès, de la mère, morphinomane, et des deux enfants, l'un, le cadet, double de l'auteur, journaleux à ses heures et poète atteint de tuberculose, et l'autre alcoolique (juste un peu plus que les autres mâles de l'histoire), Célie Pauthe a accompli avec une rare sûreté le deuxième acte de tout grand metteur en scène digne de ce nom : le choix d'une distribution hors pair. Avec Alain Libolt, le père, Philippe Duclos le cadet, Pierre Baux le fils aîné auxquels il faut ajouter Anne Houdy, la servante, tous plus que parfaits, d'une rigueur étonnante, entourant, tournant autour de Valérie Dréville tout simplement sublime dans le rôle de la mère. Il est rare de trouver une telle cohérence, registres de jeu des uns et des autres au même diapason, dans un chant, une choralité où pas une seule note (une seule syllabe) n'est négligée proférée dans une tension de tous les instants. À l'évidence, dans sa direction d'acteur, Célie Pauthe n'a rien lâché. Elle a trouvé en Valérie Dréville la comédienne idéale qui a toujours œuvré dans cette même direction de travail. Il faut la voir interprétant les deux aspects de la personnalité d'une femme d'abord en manque, s'évertuant à paraître « normale », puis sous l'emprise de la drogue, passant d'un état de conscience à un état sous influence avec une sorte de netteté dans le trouble même. Diction et gestuelle d'une grâce sèche à l'unisson. Tous parviennent à mettre au jour l'ambivalence des sentiments des uns par rapport aux autres, amour et haine subtilement tressés. Je le répète, c'est tout simplement admirable. Car ce sont les fondements mêmes du texte d'O'Neill qui viennent ainsi à la surface, un texte qui outrepasse largement tout réalisme, comme c'est souvent le cas chez lui, et comme l'avait parfaitement saisi et montré Matthias Langhoff, il y a déjà presqu'une vingtaine d'années, dans sa superbe mise en scène de Désir sous les ormes à laquelle étrangement le travail de Célie Pauthe renvoie. Là aussi le réalisme est subtilement décalé. À tous les niveaux, que ce soit celui du jeu ou celui de la gestion du temps dans un espace intelligemment imaginé par Guillaume Delaveau et qui concentre différents lieux en un seul unique, celui de la tragédie. Un lieu que viennent hanter des fantômes : « tout était irréel, comme si j'étais un fantôme né d'un brouillard » constate l'un des personnages. Les personnages sont bien des « créatures du brouillard » : ils baignent ici dans une atmosphère à la Strindberg, auteur qu'O'Neill appréciait particulièrement, tout comme Célie Pauthe semble-t-il, à la recherche de leur identité propre. Long voyage du jour à la nuit, se développe sur quatre heures de temps qui passent comme un souffle. Testament de l'auteur écrit avec « ses larmes et son sang », c'est une œuvre de première grandeur que l'on est heureux de redécouvrir. Il faut en remercier Célie Pauthe et l'équipe exceptionnelle qu'elle a réunie pour l'occasion pour ce qui est sans aucun doute, à ce jour, le meilleur spectacle de la saison.

Jean-Pierre Han