Du théâtre documentaire ?

Jean-Pierre Han

17 mars 2011

in Critiques

Elf, la pompe Afrique de et par Nicolas Lambert. Le Grand Parquet, jusqu’au 3 avril, à 20 heures. Tél. : 01 40 05 01 50.

Revoilà, dans une nouvelle mouture, Elf, la pompe Afrique de et par Nicolas Lambert, un spectacle créé en 2004 et qui a connu un retentissement aussi important qu’étonnant. Au point qu’il est devenu presque mythique. Un phénomène surprenant pour un « petit » spectacle (entendez par là qu’il n’a pas été programmé dans les grands circuits de diffusion). Le bouche à oreille a suffi, un bouche à oreille propagé pour une bonne part dans des réseaux militants alternatifs, comme on dit. Miracle : Le Monde, Le Monde diplomatique, France Info, France Inter, Arte,… tous ont rendu compte sinon du spectacle, du moins du phénomène. Ce ne sont d’ailleurs pas, la plupart du temps, les critiques dramatiques qui ont été mobilisés, preuve que le spectacle outrepassait largement le domaine du théâtre pour toucher celui de notre vie sociale et politique. Rien de plus normal après tout puisque Elf, la pompe Afrique rend compte du procès Elf qui s’est déroulé de fin mars à début juillet 2003 au Palais de Justice de Paris, la compagnie pétrolière ayant intenté un procès à trente-sept prévenus dont MM. Loïk Le Floch-Prigent, alors président de la compagnie, Alfred Sirven, son directeur général, et André Tarallo, le monsieur « Afrique » de la société, donc deux de ses plus proches collaborateurs. Soyons clair, et sur ce point le spectacle de Nicolas Lambert l’est parfaitement, ce n’est pas la compagnie pétrolière qui est mise en cause, mais les énormes abus de biens sociaux commis à son détriment pendant les quatre années de la présidence de Loïk Le Floch-Prigent, entre 1989 et 1993… Jamais le pouvoir politique et son système de financements géré par Elf (qui se fondera plus tard dans le giron de Total) ne sera dénoncé, voire accusé.

Se faisant passer pour un journaliste Nicolas Lambert a assisté, quatre mois durant, à l’intégralité du procès. Il lui aura suffi, si on ose dire, de faire le tri dans la masse des propos soigneusement recueillis, d’en faire un montage, pour construire son spectacle qui, en l’espace de deux heures, ramasse certaines minutes du procès. Ce qui est étonnant c’est qu’il ait réalisé ce travail aussi rapidement après la fin du procès. Le résultat est d’une efficacité redoutable. Jetées avec allégresse à la face du public, on comprend aisément que les « répliques » aient pu avoir cet impact. Car tout est dit, répété, asséné, sur ce système de corruption très au point qui date de bien avant l’arrivée de Le Floch-Prigent nommé à ce poste par François Mitterrand afin de mieux « équilibrer » la manne financière auprès de ses amis… « Je m’aperçois que nous ne sommes pas face à trois personnes qui ont dérapé. C’est beaucoup plus profond que ça. Il s’agit réellement d’un système de gouvernement, d’un système de prises de marché » avait d’ailleurs conclu la juge d’instruction Eva Joly à l’époque. Seul sur scène, Nicolas Lambert incarne tous les personnages à la fois, et même le sien propre dans une belle mise en abîme qui interpelle les spectateurs sommés, par exemple, de se lever à chaque début de séance, « comme au tribunal », comme dans la réalité… Le voici donc tour à tour président du tribunal installé derrière un simple baril posé au milieu du plateau vide, chacun des trois prévenus principaux croqués dans une de leur attitude favorite et plus rarement un juge ou un avocat. Rien de plus et cela suffit amplement à la démonstration qu’il entend mener. Car le procès mis en scène devient tout à coup d’une clarté évidente pour qui s’était perdu dans les méandres du « vrai » procès, celui de la réalité C’est peut-être là la vertu principale de ce type de spectacle, documentaire si l’on veut (le terme et sa définition demanderaient à être explicités, surtout aujourd’hui où il est mis à toutes les sauces théâtrales). Remontant ce désormais mythique Elf, la pompe Afrique, Nicolas Lambert semble avoir mis au point son propre système de spectacle civique, dont certaines limites (théâtrales) se font quand même jour. On attend donc avec curiosité le deuxième volet de la trilogie, Bleu, blanc, rouge, dont Elf est le premier épisode : il y sera question de l’industrie nucléaire sous le titre d’Avenir radieux

Jean-Pierre Han