La lucidité et la grâce
Air lines de et par Ea Sola. Théâtre de la Ville de Paris. Jusqu’au 22 janvier. Tél. 01 42 74 22 77.
Il y a chez la chorégraphe vietnamienne, Ea Sola, incontestablement, quelque chose, un je ne sais quoi, qui relève de la grâce. Sa seule lente entrée par le fond de scène pour interpréter en solo Air lines, un spectacle conçu par elle, créé il y a deux ans et qui achève ici, au Théâtre de la Ville, à Paris, son beau parcours, pourrait l’attester. On me dira que c’est sans doute la moindre des choses pour une danseuse d'œuvrer dans la grâce, mais j’ai pris soin d’employer ce terme dans son sens premier, presque religieux, et le distingue de ce qui serait communément gracieux. Il y a chez Ea Sola, une manière de « porter » son corps, de le mouvoir, tout à fait singuliers. Dans le refus d’être dans une verticalité toute occidentale. Légers décalages, fragilité paradoxalement liée à une véritable force d’un corps toujours légèrement penché qui va bientôt dessiner une géométrie mouvante ; on est heureux de se trouver en présence d’Ea Sola que l’on avait connue à travers ses superbes chorégraphies de Sécheresse et pluie ou de Il a été une fois, mais à travers les corps de vieilles femmes qu’elle avait fait venir de montagnes vietnamiennes ou au contraire de jeunes corps de danseurs issus du Conservatoire de Hanoï. On la retrouve ici, ainsi, tout entière. Mêmes dessins, mêmes mouvements, mais pris en charge par elle-même, pour un propos toujours aussi violemment décapant. Ce n’est plus seulement de la douleur de la guerre qu’a subie le peuple vietnamien, de la mémoire de ses blessures, dont il est question ; son propos s’est élargi et c’est le monde entier en pleine déréliction – les images vidéo avec des extraits du film de Daniel Grandclément, Les Martyrs du Golfe d’Aden, les textes projetés, sont explicites encore que savamment discrets – qu’elle fait parler à travers son corps dans une scénographie simple et de toute beauté. C’est une douleur combattante et maîtrisée, si je puis me permettre cette expression, qui s’exprime ici par le biais d’images dont certaines (comme celle où la danseuse semble avalée par la mer de plastique mise en mouvement par de simples ventilateurs, drapeaux à la main, le palestinien notamment, comme par hasard emportés par les flots). Car Ea Sola n’hésite pas une seule seconde à jouer de la symbolique des drapeaux, l’européen, l’américain, le vietnamien, plantés, manipulés au son de la musique jouée sur scène par Nguyen Xuan Son dont les sonorités, paradoxalement, évoquent plutôt la musique moyenne orientale que l’orientale. Car Air lines bannit les frontières. C’est un propos universel en totale ouverture à l’autre que tient Ea Sola ; c’est en cela qu’il nous touche de plein fouet.
Jean-Pierre Han