Sur les chemins du paradis

Jean-Pierre Han

18 mai 2010

in Critiques

Divine party par Alexis Forestier et les endimanchés. T.N.T., Manufacture de chaussures à Bordeaux, les 25, 26, 27 mai. Tél. : 05 56 85 82 81. Puis à l’Échangeur de Bagnolet en décembre.

Je le dis tout net : Alexis Forestier est un des artistes majeurs de notre temps, ce que vient de confirmer avec éclat son dernier spectacle créé en avril dernier à la Roche-sur-Yon, Divine party. Quatre heures pour parcourir à sa manière, à la fois d’une totale fidélité au texte de Dante, la Divine comédie, et d’une profonde originalité – marques de son travail mené à son extrême aboutissement –, quatre heures d’enchantement, tant l’intelligence créatrice imprègne de son sceau le voyage qui nous est offert ; c’est cela Divine party. Rien d’étonnant si Alexis Forestier et ses endimanchés (c’est le nom de sa compagnie) ont achevé l’élaboration de cette dernière production (réalisée par étapes successives) à la Fonderie de François Tanguy et du Théâtre du Radeau. Il y a entre ces deux équipes une évidente communauté d’esprit. À telle enseigne qu’Alexis Forestier envisage maintenant de s’établir au Mans, pas trop loin de la Fonderie… Si Divine party n’est pas tout à fait un chef d’œuvre, il nous en indique le chemin, un chemin qu’Alexis Forestier, à son habitude, balise en architecturant à la perfection l’espace (enfin à sa vraie grande dimension, celle de la scène du théâtre de la Roche-sur-Yon) et le son. On retrouve ce qui faisait déjà la réussite de son Woyzeck, fragments complets, et de quelques autres de ses productions, mais cette fois-ci maîtrisé, magnifié. Le bric-à-brac de la scène rempli d’objets, de cadres, d’instruments de musique, d’appareils électroniques, est savamment agencé ; c’est un labyrinthe dans lequel se meuvent avec souplesse et dextérité les deux principaux protagonistes, chanteurs, musiciens, régisseurs, techniciens, diseurs, choreutes et coryphée tout à la fois. Soit Alexis Forestier lui-même et sa complice retrouvée avec un évident bonheur, Cécile Saint-Paul, alors que les musiciens, bricoleurs de sons, Julien Boudart et Antonin Rayon achèvent d’habiter l’espace. À eux quatre, ils sont la foule des humains traversant l’enfer, puis le purgatoire pour atteindre le paradis… Vers le chemin de la perfection ? Alexis Forestier s’évertue toujours à ne pas nous mener vers cette mort certaine. En toute conscience et… inconscience. Et la langue de Dante proférée dans sa version originale (sur-titrée ; les panneaux sur lesquels la traduction apparaît s’intègrent à la scénographie et à la dramaturgie) chante et claque tout à la fois, mêlée à la langue de Kafka qu’une fois de plus Alexis Forestier introduit dans le cours du spectacle. Avec ses ritournelles et ses chansons aussi superbes que peu connues. Le tressage entre les chants italien et allemand est parfait. Ces derniers accompagnant et commentant les premiers : « Du tréfonds/de la lassitude/Nous montons/avec des forces neuves/sombres messieurs/qui attendent/que les enfants/soient exténués » ou encore « Je ne connais pas le contenu/Je n’ai pas la clé/Je ne crois pas les bruits/Tout cela est compréhensible/Car je suis moi-même tout cela »… C’est une étonnante machine théâtrale que met en place Alexis Forestier, une machine comme les appréciait justement l’auteur pragois (écrivain de prédilection de François Tanguy aussi). C’est son dérèglement progressif que nous donne à voir Alexis Forestier. Et à entendre ; Divine party, qui fait parfois penser au travail de l’américain Richard Foreman, est aussi (avant tout ?) un incroyable concert de rock qui ouvre les portes de l’imaginaire et de l’hallucination. Le mouvement de l’œuvre d’Alexis Forestier est ainsi constitué qui le voit reprendre, de spectacle en spectacle, avec toujours un peu plus de maturité, en les approfondissant, les mêmes thématiques, les mêmes motifs mélodiques, les mêmes airs et chansons, les mêmes matériaux : c’est une marche inexorable vers l’apaisement du « paradis » de Dante, alors que l’enfer n’est que grincements, désaccords, bruit et fureur, effondrements, mais toujours traversé de moments de douce ironie et de calme. Avec les endimanchés Alexis Forestier explore, défriche de nouvelles terres, s’approchant de la frontière de ce qui ne peut être nommé, joué ou représenté. Vers un lointain dont s’approcha Dante, jadis, au plus proche de son désir. Ce faisant, c’est bien le monde d’aujourd’hui qu’Alexis Forestier interroge, c’est bien l’art (et pas seulement celui du théâtre) d’aujourd’hui qui est questionné avec des tentatives de réponse qui passent par le collage, la citation, l’utilisation de matériaux textuels, sonores, visuels, hétéroclites… toutes expériences menées hardiment depuis dada. Et que Forestier reprend à son compte.

Jean-Pierre Han Paru dans Les Lettres françaises du 15 mai 2010